C'est dans un Starbucks du coin que Manuel, «Manny», nous a filé rendez-vous. On le reconnait de loin, ce jeune homme de 19 ans à la silhouette élancée, le visage fin et perdu sous une casquette bleue vif.
Nos chemins s'étaient croisés pour la première fois trois semaines plus tôt, dans un bar de Kendall, petite ville de 78 000 habitants au sud de Miami, à l'occasion d’une soirée organisée pour les latinos-démocrates du comté.
Le jeune homme faisait partie des organisateurs. Quelque chose dans la fougue et la passion de cet étudiant en droit nous avait marqué.
Première gorgée de café avalée, on commence par lui demander son sentiment, à quelques jours de cette élection présidentielle historique. Confiant? Excité? Flippé? «Super anxieux», admet Manuel en triturant l'un des anneaux qu'il porte à l'annulaire. Les derniers sondages lui donnent raison. A dix petits jours du scrutin, Donald Trump et Kamala Harris sont aux coude-à-coude. L'élection s'annonce extraordinairement serrée.
Comme pour bon nombre de ses compatriotes, l'intérêt de Manuel Fernandez pour la politique a été piqué au vif un jour de juin 2015. Lorsqu'un milliardaire new-yorkais amorce la descente d'un escalator doré de la Trump Tower, pour annoncer sa candidature à la présidence des Etats-Unis. A l'époque, Manny n'a que 11 ans. Mais il reste profondément marqué par ces images de Donald Trump. «Les propos qu'il a tenus sur les migrants latinos, réduits à des meurtriers et des violeurs... Ça a été un choc», confie le Floridien, concerné puisque ses parents ont émigré de Cuba dans les années 80.
Sa maman, infirmière, et son papa, mécanicien, avaient voté pour Barack Obama en 2008 et 2012. Tous deux se veulent plus volontiers démocrates, même si, «à la maison, on n’a jamais beaucoup parlé de politique», explique Manuel. «Ils m'ont laissé la liberté de me forger mes propres opinions. Je vois tellement de jeunes de mon âge qui grandissent endoctrinés par leurs parents et deviennent de facto républicains, avant même de se poser la question».
En 2016, Manuel Fernandez voit avec consternation Donald Trump poser ses valises à la Maison-Blanche.
Trois ans et demi plus tard, la pandémie de Covid-19 frappe la planète et le quotidien de Manny de plein fouet. Il vient à peine d'entrer au lycée. Il n'y mettra plus les pieds pendant près de six mois, confinement oblige. Une période «atroce», résume-t-il, qui l'a «complètement détraqué».
Entre deux cours sur Zoom, bien qu'il ne soit pas encore en âge de voter, l'adolescent confiné suit la primaire et les premiers débats présidentiels avec passion. «J'ai regardé le débat républicain, mais les candidats étaient trop agressifs à mon goût. Je ne me retrouvais pas dans leurs idées. En revanche, celui des démocrates m'a plu d'emblée». Manuel s'est trouvé un parti. Et un favori.
Bien lui en a pris, puisque son candidat de coeur remporte la primaire démocrate, puis la course présidentielle contre l'ancien président Donald Trump, le 3 novembre 2020. La joie sera de courte durée. C'est le début de deux mois d’angoisse, durant lesquels il ne dormira que «trois à quatre heures» par nuit, dans l'attente tendue de la ratification des résultats.
«Il fallait absolument que les résultats de l'élection soient certifiés, rappelle-t-il. Et à l'époque, nous n'avions aucune certitude que ce serait le cas. Trump était encore président, il pouvait faire plus ou moins tout ce qu'il voulait. Heureusement, une poignée de républicains intègres ont rempli leur devoir et refusé de se plier à sa volonté».
Le 6 janvier 2021, au moment d'officialiser la victoire du président Joe Biden à Washington, Manuel suit les évènements depuis son ordinateur et son cours d'allemand. La batterie de l’appareil le lâche. Suivie, peu après, de celle de son téléphone. Précisément au moment où des émeutiers entament l'assaut sur le Capitole. Manuel tremble encore à l'évocation de ce souvenir - et il a le frisson communicatif.
«Je me suis précipité chez moi, complètement impuissant. En me voyant débarquer, ma mère était furieuse. Elle avait suivi ce qui s'était passé et n'arrivait pas à me joindre», se souvient-il.
La suite, on la connait. Le résultat de l'élection sera finalement certifié, et Joe Biden élu 46ᵉ président. Ces évènements marquent le début de l'engagement politique de Manuel Fernandez.
Depuis, l'étudiant de 19 ans a commencé ses études au Miami-Dade College, où il préside le groupe des démocrates de l'université. «Je suis le 'political guy' de la pièce, admet volontiers ce passionné d'actualité et de politique internationale, de la guerre en Ukraine aux récentes élections au Venezuela. Je rabâche tout le monde avec la politique!».
Quand on lui demande s'il ne se sent pas parfois un peu seul, lui, le démocrate au milieu d'un Etat de plus en plus républicain, il hausse les épaules.
En parallèle de ses études universitaires de droit, débutées il y a un an, il s'engage dans la politique à l'échelle locale en siégeant depuis peu au conseil communautaire de sa ville. «La première fois que j'ai pris la parole lors d'une réunion, les gens me regardaient genre: 'C'est qui, ce mioche?'».
«La clé, pour se faire respecter, c'est admettre qu'on ne sait pas tout. Par exemple, j'ai encore tout à apprendre des collectes de fonds. Il faut rester humble», confie l'universitaire, dont l'engagement au sein du parti lui a valu d'être envoyé à la Convention nationale démocrate à Chicago, en août dernier, en tant que délégué, pour prendre part à la nomination de la vice-présidente Kamala Harris.
L'occasion d'apercevoir toutes ses idoles, de Barack Obama à Joe Biden, en passant par Kamala Harris. Encore tremblant d'excitation, il nous fait défiler des photos de l'évènement sur son iPhone. «Quand j'ai vu Joe Biden prendre la parole, oui, j'ai pleuré, admet-il. Son discours marquait la fin de quelque chose. En revanche, quand j'ai entendu Kamala Harris, je n'ai pas versé une larme. Il y avait trop de joie, d'espoir.»
Un premier pas dans l'arène politique. Avant peut-être que ses ambitions ne le portent beaucoup plus loin. Un éclat froid et décidé brille au fond des yeux noirs de Manny. Sa voix est posée, son charisme évident.
«Je souhaite vraiment avoir un impact la vie des gens», nous affirme l'aspirant chef d’Etat, avant de nous dérouler son programme avec une assurance et un bagout déroutants pour son âge. Si bien qu'on a envie de le croire, quand il nous parle de «développer les infrastructures» comme le réseau de bus, la couverture médicale des Américains ou encore de trouver des solutions pour le climat - «ça passera par le nucléaire», affirme-t-il.
Chaque chose en son temps. Manuel a encore 16 ans devant lui avant de pouvoir prétendre à la Maison-Blanche. Il vise d'abord une élection à un poste de représentant au Congrès ou au Sénat, après la fin de ses études.
Pendant que nous le raccompagnons à sa voiture - elle aussi, forcément, aux couleurs de Kamala Harris et son colistier Tim Walz -, le jeune homme nous fait part de ses projets pour le soir de l'élection. «J'organise une soirée au Kendall Grill Bar avec d'autres démocrates. La nourriture est délicieuse, l'ambiance est sympa, ce sera parfait pour attendre les résultats. Et ensuite, si Kamala perd...»
Si Kamala perd? «Je préfère ne pas y penser, lâche-t-il, les mâchoires crispées. Je refuse d'y penser.»
Sur cette promesse solennelle, il part rejoindre un groupe de bénévoles démocrates. Frapper aux portes, défiler en voiture, peindre des pancartes... Il y a encore beaucoup à faire d’ici dix jours. Et les efforts de Manuel Fernandez ne font que commencer.