Le soleil ne se lèvera pas vraiment de toute la journée à Omaha. Une flemme pleine de sagesse. Par la fenêtre, on ne distingue qu'un brouillard typique d'une ville industrielle en plein mois de novembre, alors qu’un terrible mal de tête nous électroclute les tempes. Il est 7h40 du matin, nous sommes le 5 novembre 2024. Un cachet et un jus de chaussette plus tard, le diagnostic tombe au même rythme que la pluie: on est épuisé.
Epuisé par une élection présidentielle interminable. Epuisé par la violence, les rebondissements, les procès, les insultes, les mensonges, les abandons, les tentatives d'assassinat, les SMS de campagne qui nous supplient de glisser 40 balles pour «sauver l'Amérique» ou «la démocratie» (c'est selon). Même l'avenir du monde ne nous importe plus tant que ça. L'envie de tout envoyer balader est immense. Comme le marathonien qui sent ses jambes le lâcher au dernier kilomètre, les ultimes heures de cette course à la Maison-Blanche a le goût d’un vieux cheeseburger avalé un lendemain de foire.
A Lausanne, tous vierges qu'ils sont de cette boucherie politique qui se joue dans 50 Etats, nos collègues font hurler les téléphones avec l'énergie d'une cheerleader à quelques minutes de son premier match.
Non, on ne l'est pas. Sorry. Et les Américains non plus. Aux Etats-Unis, les jeux sont faits: c'est la fatigue qui a remporté l'élection présidentielle. Une récente étude dévoile que plus de 70% de la population américaine sont épuisés par cette dernière ligne droite.
En vrac, ils n'en peuvent plus de l'indignation, de la peur, de l'espoir, du sectarisme, du matraquage médiatique et de l'insulte politique. «Vous êtes tellement plus motivé que nous, c'est fou», nous balancera le réceptionniste de l'hôtel, quand on lui demandera, pourtant en pleine nuit électorale, s'il guigne d'un oeil les résultats en direct.
A 20h45, dans le bar de l'hôtel comme dans la plupart des lieux publics de la plus grande ville du Nebraska, la vie s'écoule comme si la stabilité du monde ne se jouait pas sous nos pieds. Le Los Angeles Times, lu entre deux aspirines quelques heures plus tôt, annonçait sans surprise que les fourmis chargées de faire tourner la petite boutique démocratique sont, elles aussi, au bout du rouleau. Ici, les règles ont changé à la dernière minute. Là, des bureaux de vote se sont barricadés, comme en tant de guerres, pour déjouer la colère programmée de l'extrême droite.
Les Américains sont sur les rotules. Il faut dire aussi qu'ils se sont mangé trois campagnes en une. Nous aussi. Chez watson, ça fait deux ans qu'on dissèque les enjeux d'un nouveau locataire de la Maison-Blanche. Avec l'annonce de la candidature de Donald Trump, le 15 novembre 2022, on sentait bien qu'un tube entier de piment s'était invité dans la tambouille américaine.
Sans compter que les citoyens s’attendaient, le soupir aux lèvres, à ce que Joe Biden rempile comme on part au boulot le lundi matin. Ce ne fut ensuite qu'une absurde collection de rebondissements qui ne disaient rien qui vaille.
Oui, les Américains ont eu droit à une campagne en trois salves. L'élection devait d'abord se jouer au tribunal, disait-on. La justice projetait de pousser le zèle jusqu'à se mettre en branle avant le 5 novembre, pour que Donald Trump se retrouve privé d'une nouvelle vie à Washington. Une première vague d'acharnement médiatico-politique qui ne fera que confirmer la sauvagerie du combat. Il faudra ensuite digérer l'abandon tardif de papy Biden, le couronnement express de Kamala Harris et les tentatives d'assassinat contre le candidat républicain.
Chez les militants démocrates, il a fallu se résigner à imprimer de nouveaux t-shirts et croire très fort en cette candidate imposée par le parti. Trump, lui, a simplement troqué les insultes gérontophobes contre des saillies sexistes et racistes.
C'est pour toutes ces raisons que watson a décidé d'y plonger les phalanges (et l'estomac) pendant plus de deux mois. De sillonner l'Amérique suffisamment longtemps pour ressentir et partager l'emballement et l'excitation qui était la nôtre le 1ᵉʳ septembre, en atterrissant à Miami.
Et on a très vite compris qu'il y avait deux catégories d'Américains: les militants motivés et ceux qui n'en pouvaient déjà plus. Si la peur et la colère permettent d'agir, la fatigue pousse au repli. Bien sûr, les trumpistes rencontrés autour de Mar-a-Lago et sur la route semblent habités d'une énergie sans fond. Tout comme le couple de démocrates le plus célèbre des Etats-Unis, ici à Omaha, qui n’a vécu que pour l'élection de Kamala Harris et les ronds bleus qui ont fait leur succès.
Il faut un sacré courage et une grosse endurance pour croire en ses idées en Amérique.
Le restaurant de l'hôtel, lui, drainera toute la soirée son lot de couples venus «simplement manger». De toutes les personnes interrogées sur un coin de table, aucune n'avait l'intention de dégainer son smartphone pour chasser les résultats en vol.
Les lumières du restaurant s'éteignent, le réceptionniste de nuit prend son shift et nous entend parler français: «Vous venez d'où et vous faites quoi dans le Nebraska?» Faris est Américain, mais a vécu longtemps avec sa maman à Marseille. Ses rêves les plus fous? Vivre à Dubaï.
Faris n'a pas voté, parce que «ma voix ne compte pas et les politiciens sont tous pareils». On lui dit que Trump est bien parti pour gagner. Il hausse les épaules en bâillant. Nous aussi.
Aux Etats-Unis, la nuit de l'élection présidentielle 2024 n'a pas été une fête, mais une séance chez le dentiste. Il fallait arracher cette dent qui branle, en serrant les autres. Dans cet immense pays qui aiguille un bout du monde, et en terrifie un autre, se cachent des centaines de millions d'êtres humains qui ne se sentent pas assez armés pour parfaitement digérer l'importance de leur bulletin de vote. Il est 22h31 à Omaha lorsque Donald Trump avale tout rond la Caroline du Nord.
Et moi, un dernier cachet pour la route.