C'est à San Salvador, la capitale salvadorienne, que commence le tortueux parcours de Kilmar Abrego Garcia, en 1995, au coeur du quartier de Los Nogales. Selon son propre récit, il n'a que douze ans lorsque la petite entreprise de pupusa (un gâteau de rue farci) de sa mère est menacé par un gang criminel.
Pour échapper aux menaces dont il fait particulièrement l'objet, l'aîné de la famille, Caesar, rejoint illégalement les Etats-Unis. Quatre ans plus tard, Kilmar imite son frère et traverse clandestinement la frontière, via le Mexique, puis le Texas. Adolescent sans papiers, il s’installe dans le Maryland, où il trouve du travail dans la construction.
En 2016, Kilmar Abrego Garcia rencontre Jennifer Vasquez Sura, une citoyenne américaine. Outre les deux enfants nés du précédent mariage de Jennifer, ils ont ensemble un fils, malentendant, autiste et «incapable de communiquer verbalement», selon The Atlantic.
Le quotidien familial est vite assombri par des tensions conjugales: entre 2019 et 2021, plusieurs demandes d’ordonnances de protection sont déposées par l'épouse de Kilmar, avant d’être retirées ou classées.
C'est également en 2019 qu'un juge de l’immigration rejette la demande d’asile de Kilmar Abrego Garcia, déposée hors délai. On lui accorde toutefois un «withholding of removal»: une protection interdisant son renvoi au Salvador, en raison d’un risque clair de persécution.
Le nom d’Abrego apparaît dans les radars des autorités à plusieurs reprises. En mars 2019, il est interpellé devant un magasin de bricolage dans le Maryland, suspecté à tort d’appartenir au gang «MS-13». Aucune charge criminelle ne sera retenue.
Trois ans plus tard, en décembre 2022, la police du Tennessee l’arrête pour excès de vitesse: huit passagers sans bagages se trouvent dans son véhicule, enregistré au nom d’un passeur connu. Les agents soupçonnent un trafic d’êtres humains, mais l’affaire s’arrête à un avertissement.
Malgré la décision de justice de 2019, Kilmar Abrego Garcia est déporté vers le Salvador. C'est le 12 mars 2025, alors qu'il travaille comme apprenti syndical et qu'il est sur le point d'aller chercher son fils chez sa grand-mère, qu'un agent du Département de la sécurité intérieure (DHS) arrête sa voiture. L'agent informe le Salvadorien que son «statut d'immigration a changé».
Arrêté dans la foulée et détenu à Baltimore, Kilmar Abrego Garcia informe sa femme qu'il a été interrogé à plusieurs reprises pour savoir s'il était lié au «MS-13», gang salvadorien considéré comme un groupe terroriste par l'administration Trump.
Dans les jours suivants, l'ICE transfère le détenu en Louisiane, puis au Texas. Le 15 mars, Kilmar annonce à Jennifer qu'il est expulsé vers le «CECOT», le Centre de détention pour terroriste devenu emblème de la politique sécuritaire du président Nayib Bukele. Le président salvadorien lui-même a proposé à son homologue Donald Trump, fraîchement élu, d'utiliser la méga-prison pour les criminels expulsés de toute nationalité, y compris les Américains, en échange de 6 millions de dollars par an.
Une enquête de Bloomberg a révélé qu'environ 90% des Vénézuéliens envoyés là-bas en mars n'avaient pas de casier judiciaire aux Etats-Unis, à l'exception d'infractions au code de la route ou à l'immigration.
Selon son témoignage, Kilmar, qui n'a jamais été formellement inculpé d'aucun crime, y subira des conditions proches de la torture: nuits passées à genoux sous surveillance, passages à tabac, enfermement dans une cellule surpeuplée, lumière allumée en permanence. Les gardiens eux-mêmes reconnaissent qu’il n’appartient pas à une bande criminelle. Le scandale éclate lorsque ses avocats américains révèlent son expulsion illégale.
A Baltimore, Jennifer et leurs enfants vivent dans l’angoisse. Leur fils cadet, sourd et autiste, dépend particulièrement de sa présence. Les avocats soulignent qu’Abrego est le seul soutien économique stable du foyer. Ses proches affirment qu’il n’a jamais appartenu à un gang et qu’il a été piégé par un système bureaucratique incohérent.
Le gouvernement, de son côté, met en avant les antécédents familiaux et les soupçons persistants de violences domestiques pour justifier sa fermeté. Mais face à l’indignation et à une injonction fédérale, Washington finit par organiser son retour en juin 2025, après avoir fini par reconnaître une «erreur administrative».
A peine remis de ses traumatismes, Kilmar Abrego Garcia est pourtant rattrapé par l’affaire de 2022: le département de la Justice l’inculpe formellement pour trafic d’êtres humains, affirmant que l’épisode du Tennessee prouvait son implication. Ses avocats dénoncent une «poursuite vindicative», motivée par sa victoire judiciaire contre l’administration migratoire de Donald Trump.
Le gouvernement, lui, propose un accord: plaider coupable en échange d’une expulsion vers le Costa Rica. Il refuse. Lui valant la menace d’un transfert, cette fois-ci, vers l’Ouganda.
L'Ouganda, en effet, fait partie des pays tiers ayant accepté certains déportés américains, en vertu de l'«Immigration and Nationality Act», qui autorise l’ICE à expulser un migrant non pas uniquement vers son pays d’origine - mais aussi vers tout pays tiers qui consent à le recevoir.
Le pays d'Afrique de l'Est a annoncé la semaine dernière avoir conclu un accord avec Washington pour accueillir des migrants expulsés des Etats-Unis.
Ce 25 août 2025, Kilmar Abrego Garcia se présente volontairement dans un bureau de l’ICE à Baltimore pour une formalité administrative. Il est immédiatement placé en détention, malgré une décision de justice qui interdit toute expulsion sans préavis. Un juge fédéral a imposé un délai de 72 heures avant toute tentative de renvoi, le temps d’examiner de nouveaux recours. L’homme est théoriquement libérable sous caution, mais ses avocats préfèrent le maintenir en détention, craignant une expulsion éclair.
S'exprimant devant une foule de soutiens rassemblés devant les services de l'immigration de Baltimore, avant de pénétrer dans le bâtiment, Kilmar Abrego Garcia leur a lancé:
A ce stade, son avenir reste incertain: le Salvador lui est interdit par décision de justice, mais le spectre d’une déportation vers un pays tiers plane toujours. Pour ses défenseurs, l’administration cherche à «se venger» d’un migrant qui a mis en lumière ses dysfonctionnements.
Pour ses détracteurs, il incarne au contraire la face obscure d’un système d’accueil trop permissif. Dans l’attente de la prochaine audience, Kilmar Abrego García demeure dans une cellule américaine, suspendu entre deux continents. Symbole involontaire d’un système migratoire à la dérive.
(mbr avec afp)