Un patron d'entreprise défenestré d'un hôpital. Un cadre tué blessé par balle dans une piscine. Un autre employé de haut rang d'un groupe pendu, un autre encore tombé d'une falaise en pleine randonnée. Depuis plusieurs mois, les décès mystérieux de dirigeants influents se multiplient en Russie. Rien que depuis le début de l'année, onze hommes sont morts dans des circonstances douteuses.
Les spéculations sur les causes de ces morts vont bon train. Les médias parlent d'assassinats commandités en lien avec les services secrets. Beaucoup soupçonnent Vladimir Poutine d'être le cerveau des opérations. Le chef du Kremlin se débarrasse-t-il ainsi de tous ceux qui le gênent? D'autres pensent qu'il s'agit de couvrir une fraude économique.
Pour Fabian Burkhardt, expert de la Russie à l'Institut Leibniz d'études sur l'Europe de l'Est et du Sud-Est à Ratisbonne, en Allemagne, il n'y a pas qu'un seul responsable. «Les cas sont trop différents pour cela», confie-t-il à t-online. De nombreux crimes ne pourront sans doute jamais être élucidés. Pour certains, les structures sont plus faciles à percer à jour. Le Kremlin et ses services secrets n'entrent que très rarement en ligne de compte.
Fabian Burkhardt conseille de jeter un regard plus approfondi sur l'élite économique russe. Sur ce cercle, certes proche du Kremlin, mais au sein duquel les chefs d'entreprise, les magnats et les arrivistes tentent de faire valoir leurs intérêts.
Le directeur Rawil Maganov de la société Lukoil a récemment été éliminé. Son entreprise, purement privée, est le deuxième plus grand groupe pétrolier de Russie. Son activité principale est l'extraction et la production de pétrole et de gaz naturel. Depuis sa création dans les années 1990, Lukoil a connu une ascension fulgurante: expansion, entrée en bourse, chiffre d'affaires de plusieurs milliards.
Au début de cette année, c'est l'effondrement. L'invasion de l'Ukraine et toutes ses conséquences économiques affectent l'entreprise.
La Russie a largement cessé d'exporter du gaz vers l'Occident. En réponse à l'offensive russe, les importations, par exemple de technologie et de savoir-faire, ont pratiquement cessé. Les managers russes, qui sont souvent de gros actionnaires de leurs entreprises, comme Lukoil, se sont retrouvés en partie sur les listes de sanctions de l'Occident et leurs avoirs ont été gelés. Il y a, depuis, nettement moins d'argent en circulation en Russie.
Selon Fabian Burkhardt, cela conduit à de violentes «luttes de répartition au sein de l'élite économique». Les patrons de l'économie russe se font la guerre entre eux pour ne pas sombrer dans le tourbillon des sanctions et de la crise économique.
Les conséquences de la guerre ont mis Lukoil dans une situation difficile. Deux grands noms de l'entreprise ont quitté le groupe. Il s'agit de Vagit Alekperov et de Leonid Fedun, pères fondateurs et gros actionnaires de la firme. Ils ont quitté leur poste respectivement en avril et en juin, marquant un tournant pour cette entreprise fondée il y a 30 ans. Rawil Maganow est arrivé à la tête de Lukoil. Il n'a pas fait long.
Quelques mois plus tard, le 1er septembre, Rawil Maganov, âgé de 67 ans, est décédé de manière inattendue. Il est tombé d'une fenêtre du sixième étage d'un hôpital après un traitement. Lukoil a fait savoir que Maganov avait succombé à une grave maladie, qu'il souffrait de problèmes cardiaques et de dépression.
Les autorités ont annoncé qu'il s'était suicidé. Les médias russes ont relaté qu'il était tombé alors qu'il fumait une cigarette à la fenêtre.
Autant d'explications que Fabian Burkhardt met en doute. Selon lui, il est peu probable que la défenestration se soit produite par hasard. Il part du principe que quelqu'un a saisi l'occasion pour «envoyer un signal»:
Les organes de sécurité ont également recours à ce moyen. Il arrive que quelqu'un tombe par la fenêtre lors d'un interrogatoire.
Qui était à l'œuvre dans l'affaire Maganov? Fabian Burkhardt suppose que ce sont des représentants de l'élite économique qui étaient peut-être mécontents de la nomination de Maganov. Après le départ des pères fondateurs Alekperov et Fedun, le pouvoir dans l'administration a été partagé entre plusieurs managers. Entrainant la concurrence et les luttes de répartition.
La défenestration présumée ne doit pas nécessairement avoir été commanditée par l'entreprise elle-même, explique Fabian Burkhardt. Elle pourrait avoir été exécutée par d'autres acteurs économiques et des organes de sécurité alliés. Ceux qui voulaient prendre le contrôle – directement ou indirectement – de Lukoil.
L'entreprise s'était publiquement opposée à la guerre au printemps par le biais d'un communiqué. Lukoil avait exigé que le conflit se termine. Certains ont supposé que le Kremlin voulait, entre autres, écarter Maganov. L'expert n'est pas convaincu. A l'époque, Maganov n'était pas encore une force majeure chez Lukoil.
Maganov n'est pas le premier mort chez Lukoil. Un ancien haut responsable de l'entreprise, Alexander Subbotin, a été retrouvé mort en mai dans des circonstances mystérieuses. Selon Fabian Burkhardt, son cas est un peu différent. En effet, Subbotin n'avait déjà plus son mot à dire chez Lukoil.
L'homme de 43 ans est mort lors d'une visite chez un «thérapeute» dans le nord de Moscou. Il voulait apparemment soigner son alcoolisme avec du sang de coq et du venin de crapaud. Selon les médias, Subbotin s'est couché dans la cave du chaman à la fin de la cérémonie, mais ne s'est jamais réveillé.
Même si la piste du meurtre n'est pas à exclure, selon Fabian Burkhardt, cette mort pourrait avoir des raisons plutôt banales:
Il est donc tout à fait envisageable que le corps de Subbotin l'ait simplement «lâché».
Les décès se sont multipliés également dans l'environnement proche du groupe Gazprom. Ce dernier appartient à l'Etat. Il s'agit d'un conglomérat d'entreprises qui souffre fortement des turbulences économiques liées à l'attaque russe contre l'Ukraine. Des collaborateurs de haut rang sont partis à l'étranger. Certains chefs ont démissionné. La grogne interne a pris de l'ampleur. Parallèlement, le nombre de morts a augmenté.
Cinq cadres de l'entreprise énergétique sont morts rien que cette année. Le corps de Yuri Voronov, 61 ans, a été retrouvé en juillet dans la piscine de sa villa, dans la banlieue de Saint-Pétersbourg. Il avait une balle dans la tête. Ce multimillionnaire dirigeait une entreprise de logistique reliée à Gazprom.
Les médias ont rapporté qu'il y avait eu auparavant des conflits entre hommes d'affaires autour de Gazprom. Ici aussi, des luttes de répartition au sein des interdépendances du groupe pourraient avoir joué un rôle.
Un autre cas a été révélé en mai. Andrej Krukowskij, manager d'une station de ski gérée par Gazprom, a également perdu la vie. Alors qu'il faisait de la randonnée près de Sotchi, cet homme de 37 ans aurait chuté d'une falaise. L'agence de presse étatique Tass a été brève sur le sujet: «Il aimait la montagne et y trouvait la paix.»
Le groupe polonais «Warsaw Institute» avance une explication pour les décès survenus chez Gazprom: les personnes pourraient avoir été écartées afin de dissimuler des fraudes au sein de l'entreprise publique. Des agents de sécurité de l'entreprise vus sur les scènes de crime le laissent penser.
Les personnes qui en savent trop sont rendues «hors d'état de nuire». Cette tactique est appliquée en Russie depuis des décennies. Elle s'étend à d'autres domaines que l'économie, comme le journalisme. Anna Politkovskaïa, par exemple, journaliste d'investigation, en savait probablement trop. Elle a été assassinée en 2016.
Le Kremlin tient-il des listes de personnes à éliminer? Donne-t-il parfois l'ordre de «liquider» des individus?
Fabian Burkhardt estime que c'est envisageable:
Les empoisonnements à l'étranger pourraient en être des exemples, comme celles contre Sergueï et Ioulia Skripal au Royaume-Uni, ainsi que contre Alexeï Navalny et l'espion Alexandre Litvinenko. La justice a prouvé que l'assassinat d'un Géorgien au Tiergarten de Berlin, en 2019, aurait été commandité par le Kremlin.
Mais Fabian Burkhardt, il serait exagéré d'attribuer au Kremlin la responsabilité des décès survenus depuis le début de l'année. Le suicide est également envisageable dans certains cas.
Sources: