Par une belle journée de mai 2022, une camionnette aux vitres teintées quitte le palais de justice du centre-ville d'Atlanta sous bonne escorte policière. A l'intérieur, Emily Kohrs. Une Américaine presque comme les autres. Si ce n'est que cette trentenaire au visage poupon s'est retrouvée, sans le vouloir, au coeur de l'une des procédures judiciaires les plus importantes du pays.
Mais rembobinons un peu, voulez-vous?
Avant de faire la tournée des médias nationaux cette semaine, Emily Kohrs était une femme ordinaire. Une paisible habitante du comté de Fulton, qui partage son temps «entre deux emplois», après avoir aidé à fabriquer des masques pendant la pandémie.
Quelle n'est pas la surprise de cette Géorgienne l'an dernier, lorsqu'elle reçoit une convocation de l'Etat pour devenir jurée. Sa mission? Intégrer un comité de 24 autres citoyens random pour mener une enquête d’ampleur, au sein d'un grand jury spécial.
Dans un premier temps, le mystère plane sur l’identité des protagonistes.
La mère d'Emily ne croit pas si bien dire. Au coeur des investigations du comité: un appel téléphonique daté du 2 janvier 2021, pendant lequel le président non-réélu presse son collègue républicain, le secrétaire d'Etat de Géorgie Brad Raffensperger, de lui «trouver» 11 780 voix - juste ce qu'il faut pour pouvoir annuler sa défaite contre Joe Biden.
Lors des élections présidentielles de 2020, Emily Kohrs n'a pas voté, même si elle se dit «intéressée» depuis longtemps par la politique. La jeune femme ne s'identifie à aucun parti, quoiqu'elle s'aligne plus souvent avec des propositions démocrates.
Tout ce tourbillon médiatique autour de la tentative de fraude électorale présumée de Donald Trump, elle n'en a que vaguement entendu parler. Et pourtant. L'opportunité d'intégrer le jury chargé d'enquêter sur les ingérences électorales l'emballe. La perspective de huit mois de procédure, 75 témoins à auditionner, et autant d'assignations à comparaître, le tout dans un tribunal de la capitale d'Atlanta, ne l’effraie pas.
«Incroyablement excitée», la jeune femme se porte volontaire pour endosser le poste de présidente du grand jury. Ses collègues jurés, moins enthousiasmés sans doute par ce service citoyen obligatoire qui s’annonce chronophage, ne lui opposent aucune résistance.
Entre mai 2022 et janvier 2023, c'est un véritable défilé de personnalités politiques de premier plan qui se succèdent à la barre. Parmi eux: Mark Meadows, ancien chef de cabinet à la Maison-Blanche, Lindsey Graham, sénateur de Caroline du Sud, ou encore Rudy Giuliani, ex-maire de New York et avocat de Trump.
«Je ne voulais caractériser personne avant qu'il n'entre dans la pièce. J'ai senti qu'ils méritaient tous un auditeur impartial», affirme l'enthousiaste présidente de jury. Tout au long de la procédure, Emily Kohrs prend son job très à cœur. Pour se tenir à l'écart des opinions partisanes, celle qui s'auto-qualifie de «geek du système judiciaire» évite de lire la presse.
Janvier 2023, son job est terminé. Après avoir rendu son rapport final, qui recommande plusieurs mises en accusation, le grand jury spécial est démis de ses fonctions. Sur un ultime conseil du juge en charge de l’affaire («restez discrets»), les jurés sont libres de retrouver leur existence. Retour à la normale pour une citoyenne normale.
Enfin... pas tout à fait.
C'était sans compter sur la volonté d'Emily Kohrs de partager son expérience. Depuis la publication d'extraits du rapport d'enquête, la semaine dernière, l'ancienne jurée s'est lancée dans une «étrange tournée» de relations publiques. CNN, MSNBC, NBC, le New York Times ou encore l'Associated Press: la pas-si-discrète présidente s’affiche partout.
C'est peu dire qu'Emily n'a pas la langue dans sa poche. Ici, elle qualifie Brad Raffensperger de «drôle de geek». Là, c'est Rudy Giuliani qui était «amusant». Quant au sénateur gouverneur Brian Kemp, il semblait «mécontent» d'être appelé à la barre.
Taquine, désinvolte, généreuse, l'ex-jurée se lâche sans (trop) de scrupules: des éléments du rapport d'enquête, les délibérations du jury... jusqu'à invoquer une potentielle inculpation criminelle de Donald Trump.
Un brouhaha aussi sincère qu'inhabituel qui consterne déjà tous les procureurs du pays.
Ces déclarations à la chaîne ne font pas que jeter une lumière inhabituelle sur un processus normalement secret. Elles risquent surtout de servir les alliés de Trump.
Alors que l'ancien président s'apprête à se lancer dans une nouvelle course à la présidence, cette énième enquête revêt une haute importance politique. Une inculpation constituerait une sérieuse barrière sur la route du candidat à la Maison-Blanche.
La légèreté d'Emily Kohrs pourrait toutefois compliquer de potentielles poursuites judiciaires, note CBS News. Les avocats de plusieurs témoins se préparent déjà à utiliser sa cascade de commentaires publics pour annuler les actes d'accusation.
Selon le Daily Beast, il est toutefois peu probable que les réflexions aient un effet sur une inculpation de Donald Trump ou de l'un de ses proches. Le timing de cette tournée médiatique leur est défavorable - le grand jury spécial ayant déjà rendu son rapport et ses recommandations, au moment de la «tournée de 15 minutes» d'Emily.
S'il reviendra au procureur du district de Felton de décider de la suite à donner à ces recommandations, l'histoire retiendra peut-être cette «nobody» qui a failli torpiller une enquête d'envergure nationale.