Chez les Kennedy, la loyauté est une vertu cardinale. Le silence est d'or. S'exprimer est interdit. Car s'exprimer, c'est risquer de trahir. Enfin... à moins d'avoir quelque chose de très, très important à dire. C'est le cas de Caroline Kennedy, ce mardi. Et il faut croire que l'unique fille survivante du président JFK et de sa femme Jackie, âgée aujourd'hui de 67 ans, devait être très inquiète pour prendre la plume et la parole, afin de lancer un appel au Sénat américain. Vibrant. Pour ne pas dire désespéré.
Elle s'était pourtant faite discrète, Caroline, au cours des dernières décennies. Avocate, écrivaine et plus récemment diplomate en Australie sous l'administration Biden, elle avait profité de son exil à l'autre bout du monde pour évoluer dans un anonymat tranquille. Sa critique la plus virulente à l'égard de son cousin, RFK Jr, s'était contentée de qualifier ses opinions contre les vaccins de «dangereuses».
Ni les fausses affirmations de «Bobby» sur la santé pendant la pandémie de Covid-19 ni sa campagne improbable pour la Maison-Blanche en 2023, n'avait eu raison du silence de Caroline. Pas même lorsque l'ancien candidat malheureux a fini par ployer le genou devant Donald Trump.
Mais aujourd'hui, alors que l'avocat aux prises de position plus que controversées est sur le point de voir sa nomination confirmée à la tête du ministère de la Santé, la pudique Caroline a fini par s'y résoudre. Trahir le «serment de sang» de longue date des Kennedy, censé protéger la réputation de la famille. Celui qui a empêché un clan malgré tout très soudé de lever le voile sur la personnalité privée de RFK Jr., pour se contenter d'évoquer leurs divergences «politiques» avec ce frère et ce cousin turbulent.
Dans une lettre vibrante, assortie d'une vidéo publiée sur les réseaux sociaux, la fille du défunt président exhorte le Sénat à bloquer cette nomination. Le ton est calme, méthodique, d'autant plus dévastateur qu'on l'entend si peu. «Nous sommes une famille unie: rien de tout cela n’est facile à dire», entame-t-elle. «Il n’a pas été facile non plus de garder le silence l’année dernière, lorsque Bobby a exproprié l’image de mon père et déformé l’héritage du président Kennedy pour faire avancer sa propre campagne présidentielle ratée, puis s’est incliné devant Donald Trump pour obtenir un poste.»
Les mots sont vifs, tranchants. Selon sa cousine, Robert F. Kennedy Jr est un «prédateur» accro à l'attention. «Dangereux». «Charismatique». «Prêt à prendre des risques et à enfreindre les règles». Capable d’attirer les autres grâce à la force de sa personnalité «magnétique». Mais surtout, notoirement inadapté pour reprendre les rênes d'une agence aussi cruciale que le Département de la Santé et des Services sociaux.
Si vous n'avez pas d'arbre généalogique sous la main, c'est le moment d'un rappel pour vous expliquer ce twist familial. Aujourd'hui au nombre de 105, les Kennedy ont longtemps été personnifiés par trois frères: John F. Kennedy, le président des Etats-Unis; Robert F. Kennedy, le procureur général et sénateur; et enfin Edward M. Kennedy, le sénateur du Massachusetts.
Née en 1957, la petite Caroline a fait ses premiers pas à la Maison-Blanche. Littéralement. Elle avait trois ans lorsque son père a prêté serment en tant que 35e président. Elle passera deux ans sous l'oeil attentif des photographes et sur les pelouses verdoyantes de la Maison-Blanche, à chevaucher son poney, «Macaroni». Jusqu'à ce que son père soit assassiné de trois balles, à Dallas.
Son cousin Bobby, lui, est le troisième des onze enfants du sénateur et procureur général Robert F. Kennedy, dont il a hérité de la bobine et du prénom à sa naissance, en 1954. Il est âgé de quatorze ans quand son père est abattu par Sirhan Sirhan, un jeune militant d'origine palestinienne.
Ce cousin de trois ans son aîné, Caroline le côtoiera somme toute très peu. Pas faute pour son oncle, Robert F. Kennedy, de devenir une présence majeure dans sa vie et celle de son frère cadet, John-John, après l'assassinat de JFK en 1963 - une sorte de figure paternelle de substitution. C'est sans compter sur Jackie Kennedy pour dresser rapidement des barrières avec les nombreux cousins de ses deux enfants - selon des membres du clan dans Vanity Fair, elle est allée jusqu'à leur interdire de «fraterniser», soucieuse de la mauvaise influence que pourrait avoir Bobby.
Il faut dire que, bien qu'ils aient de l'ADN et des tragédies familiales en commun, Caroline et Bobby ne pourraient être plus différents. Aussi discrète est Caroline, née sous les feux des projecteurs avant de vivre sa vie d'adulte dans l'ombre, Bobby est médiatique, lui qui a combattu ses démons sur la scène publique et rêve d'incarner le visage de la prochaine génération Kennedy.
Cette personnalité flamboyante - et souvent très problématique, la famille Kennedy la connait intimement. Ils connaissent le charme, l'intelligence peu commune, la générosité et la prise de défense farouche d’importantes causes environnementales. Mais ils connaissent aussi l'assurance démesurée, l'ego, la tendance à embrasser des causes chimériques, la facilité déconcertante à mélanger faits et fiction. Et surtout, comme le dit un vieil ami dans Vanity Fair en juillet dernier, le «besoin pathologique d’attention».
Dans sa prise de position mardi, Caroline Kennedy a évoqué quelques détails saisissants sur cette jeunesse tumultueuse. Selon ses propres dires, Bobby est devenu accro à l'héroïne et à la cocaïne à l'âge de 14 ans, alors qu'il peine à digérer la mort brutale de son père. Il faudra attendre quinze ans et une arrestation pour le convaincre d'entamer une cure de désintoxication - dont il fera plus tard un pilier de sa campagne présidentielle.
Mais avant de sortir de cette dépendance, c'est tout un pan de sa famille qu'il entraîne avec lui dans ses déboires - à commencer par son plus jeune frère, David, qui décèdera d'une overdose en 1984. «Les frères et sœurs et cousins que Bobby a encouragés à s'engager sur la voie de la toxicomanie ont souffert de dépendance, de maladie et de mort», écrit Caroline Kennedy. «Son sous-sol, son garage et sa chambre d’étudiant étaient les centres d’action où les drogues étaient disponibles.»
Avec sa mâchoire carrée, ses yeux pétillants et son charisme flamboyant, il est celui qui ressemble le plus à son père. L'héritier dynastique le plus prometteur, celui destiné à reprendre le flambeau. Un fardeau sans doute lourd à porter pour cet étudiant hors norme, qui possède un hibou pour animal de compagnie et se promène avec un serpent vivant sur le campus d'Harvard.
En 1999, l'année où le frère de Caroline, John-John, perd la vie avec femme et belle-soeur dans un avion de tourisme au large des côtes du Massachusetts, Bobby a trouvé sa vocation: avocat spécialisé dans l’environnement. C'est dans ce contexte familial troublé qu'il découvre la passion qui le consumera pour les vingt prochaines années: les causes à contre-courant de l'opinion dominante.
La suite, on la connait: les innombrables thèses de santé fantasques qui font bondir la communauté scientifique, ses farouches positions anti-vaccin (ce qu'il dément, malgré plus de 114 apparitions où il émet des critiques à leur encontre et plus d'une demi-douzaine de livres sur leurs soi-disant dangers), les scandales d'animaux morts, les accusations d'agression sexuelle, les relations controversées avec des figures de l'orbite de Trump.
Non, définitivement, la vie et l'aura de RFK Jr ne font pas de lui un ministre de la Santé tout désigné.
Rien d'étonnant à ce que la plupart des membres de la famille Kennedy se soient étranglés lors de l'annonce de sa candidature à la présidence des Etats-unis, en 2023. Bien avant que Caroline Kennedy ne prenne la parole ce mardi, depuis des mois, en privé, ses proches le supplient d'abandonner ses rêves de politique.
«J’aime Bobby. C’est déchirant d’être dans cette position», a déploré sa sœur Kerry, le «cœur brisé», après avoir pris la tête d’un groupuscule de résistance familial. Avec le mince espoir que sa campagne finirait par s'effondrer d'elle-même, sous le poids de ses nombreuses déclarations et prises de position bizarres, ainsi que des scandales à répétition.
«Tous les plus vieux amis de Bobby, presque toute sa famille et même les assistants encore vivants de RFK Sr. ont déclaré que sa candidature était dangereuse et imprudente et qu’elle risquait de faire élire Donald Trump», renchérissait alors un autre cousin, Stephen Kennedy Smith.
Il ne croyait pas si bien dire, alors que Bobby Kennedy est sur le point de mettre la main sur l'un des ministères les plus influents et puissants des Etats-Unis. Reste à savoir si la prise de parole choquante de Caroline Kennedy, ce mardi, avec le soutien de plusieurs membres de la plus célèbre dynastie du pays, suffira à convaincre les sénateurs. Après tout, elle le dit elle-même dans son communiqué, «grâce à sa propre force et aux nombreuses secondes chances que les gens lui ont données», Bobby Kennedy s'en sort toujours. A très bon compte.