C'est le propre de beaucoup de belles histoires d'amour: s'achever dans les larmes et les millions dans un tribunal du Delaware. Fox News et Donald Trump, c'est fini. Après des années de promo bruyante pour son poulain, la chaîne d'infos conservatrice la plus scrutée du pays a retourné sa veste et flanqué Trump au placard. Comme on le ferait d'un vieil album photo gênant.
La séparation a été actée officieusement en janvier dernier, lorsque le patron suprême de la chaîne, l'impitoyable magnat des médias et milliardaire de 91 ans Rupert Murdoch, s'est avancé à la barre pour témoigner sous serment.
Ce procès au civil n'implique pas directement Donald Trump. Il oppose Fox News à Dominion, une entreprise américaine de machines à voter. Celles-là même utilisées dans plusieurs Etats américains, ce fameux 3 novembre 2020, lors du décompte des voix entre Donald Trump et son rival démocrate, Joe Biden.
Le soir de l'élection, il est 23h20 lorsque Fox News diffuse une projection aussi exclusive que désastreuse pour Trump: à 10 000 voix près, l'Arizona vient de tomber dans l'escarcelle démocrate. Le basculement de cet Etat-clé laisse augurer du résultat final: Joe Biden sera le prochain président des Etats-Unis.
L'annonce a des retombées explosives. Téléspectateurs et fervents supporters laissent éclater leur colère. L'audience de Fox News, la «traîtresse», plonge. Devant le siège new-yorkais, les manifestations de protestation se multiplient.
Pour la direction, c'est panique à bord. Lundi 16 novembre, Suzanne Scott, directrice générale, et Jay Wallace, président, organisent une réunion d'urgence sur Zoom. Leur mission s'avère aussi simple que délicate: déterminer comment la chaîne peut caresser les électeurs de Trump frustrés dans le sens du poil, en colportant ses accusations de fraude, tout en sachant pertinemment qu'elles sont fausses.
Pour «naviguer» dans ce délicat équilibre entre la vérité et la «folie», comme écrit Rupert Murdoch dans des e-mails rendus publics la semaine dernière, la chaîne va très vite devoir développer un double discours.
A l'interne, la direction reconnait la validité de l’élection de Joe Biden et se gausse des mensonges de son ex-starlette. En direct, elle laisse ses présentateurs phares instiller le doute. Parole est donnée aux conspirationnistes les plus convaincus, dont les avocats Rudy Giuliani et Sidney Powell.
Qu'importe si les allégations de tricherie à grande échelle du camp MAGA sont «des trucs vraiment fous» et «préjudiciables pour tout le monde», note Murdoch dans un message en novembre 2020.
Pendant des semaines, les téléspectateurs entendent une histoire toute différente.
A l'heure où le poison de QAnon et le déni électoral se répandent dans l'Amérique conservatrice, mentir est une question de survie. En passant pour trop centriste, trop raisonnable, Fox News menace de perdre son audience, au profit d’autres concurrentes plus extrêmes comme Newsmax.
La chaîne la plus populaire du pays doit se muer en tribune à trumpistes. Aucun contenu ne semble trop dépravé pour être promu - pas même les accusations contre les machines à voter ayant magiquement changé les résultats, sous l'égide d'un dictateur vénézuélien décédé.
Auditionné en janvier 2023, le grand patron du groupe, Rupert Murdoch, assume. Aurait-il pu empêcher les sbires de Donald Trump d'émettre ce genre de théories sur la chaîne?
Les élections de mi-mandat, en novembre, ont été l'occasion de mettre fin à ce mariage de convenance de plus en plus embarrassant. Depuis l'annonce de sa candidature à la présidentielle 2024, Donald Trump n'est pas apparu dans une seule émission de Fox News.
Un changement de ton qui intervient trop tard, peut-être, alors que le candidat républicain est toujours en tête dans de nombreux sondages. «Fox News a créé un monstre et ils ne peuvent pas le contrôler. Ils sont captifs du public qu'ils ont créé», a fustigé vendredi Seth Meyers, le présentateur du Late Night Show. «Et ils le savent, c'est pourquoi ils sont terrifiés.»
«C'est facile de mettre un cerveau dans Frankenstein, quand c'est un corps sans vie attaché à une table. Bonne chance pour le lui sortir de la tête, pendant qu'il traîne sur un terrain de golf et interrompt les mariages à Mar-a-Lago pour un toast.»
En guise de nouvelle poupée vaudoue, le sorcier des médias Rupert Murdoch mise désormais sur une nouvelle tête: Ron DeSantis, médiatique gouverneur de Floride. Le rival potentiel de Trump à l'investiture républicaine s'affiche dans les plus grands titres du magnat australien, du Times britannique au New York Post.
Au-delà de sa relation troublée avec son ancien chouchou déchu, Fox News traverse des temps périlleux. Les poursuites entamées par Dominion, l'entreprise de machines de vote, ont de solides chances d'aboutir, selon des experts juridiques du quotidien The Hill.
Le procès pour diffamation, qui débutera en avril, porte sur la somme monumentale de 1,6 milliards de dollars.
Les avocats de Dominion vont devoir prouver que Fox News a souillé la réputation de l'entreprise de machines, en colportant sciemment les mensonges de Trump sur des votes truqués. Fox News, pour sa part, compte se justifier en invoquant son droit à la liberté d'expression.
Rien ne garantit que le premier amendement suffira à sauver le pilier de l'empire Murdoch. «Lorsque vous invitez [des gens comme Sidney Powell] dans votre émission, vous êtes responsable de ses mensonges si vous ne les corrigez pas en temps réel», conclut Joseph Russomanno, professeur de journalisme, à The Hill.
Et même s'il est peu probable que ce pépin judiciaire coûte la vie à la chaîne de télé la plus visionnée du territoire, c'est peu de dire que Dame Fox News, qui souffle ses 40 bougies en 2026, a une drôle de manière d'entamer sa quarantaine.