La semaine dernière, l'Ukraine a signé un accord sur les matières premières avec les Etats-Unis, mais toujours pas de cessez-le-feu en vue. Comment évaluez-vous l'état actuel des négociations pour la paix?
Markus Reisner: C'est comme une partie de poker. Au départ, il y avait quatre joueurs à la table, mais maintenant il n'y en a plus que deux: les Etats-Unis et la Russie, représentés par Poutine et Trump. Les Européens et l'Ukraine sont exclus du jeu. Au poker, il s'agit de tromper l'autre – et Trump a immédiatement montré ses cartes en disant qu'il voulait mettre fin à cette guerre le plus vite possible. De cette manière, Poutine peut fixer le prix. Ce qui ressort des négociations actuelles, c’est que la dernière offre sur la table peut déjà être vue comme une victoire pour Poutine.
Cela ne donne-t-il pas l'impression que les Etats-Unis et la Russie se partagent l'Ukraine? Comment l'accord sur les matières premières signé la semaine dernière s'inscrit-il dans ce contexte?
C'est vrai, on pourrait comparer ce que nous avons vu à des prédateurs qui se répartissent du gibier. L'accord sur les terres rares, dont il était question jusqu'à récemment, privait l'Ukraine de ses matières premières. Voilà qui aurait bien faire rire Poutine.
L'accord sur les matières premières fait déjà l'objet d'interprétations divergentes. A première vue, il semble avoir été négocié de manière bien plus favorable à l'Ukraine. Mais de nombreuses questions restent en suspens, et il manque surtout les garanties de sécurité dont le pays a tant besoin.
Cela suffira-t-il au président russe?
Si Poutine a le sentiment qu'il est possible d'obtenir davantage, il fera en sorte d'y parvenir. De son point de vue, la Russie doit veiller à ce qu'il n'y ait pas de menace immédiate pour Moscou. Parallèlement, les Ukrainiens déploient leurs drones à longue portée depuis la région située à l'est de Kiev, et le font avec beaucoup de succès.
Les Russes délimiteront certainement leur objectif maximal par le fleuve Dniepr. Si d'aventure les Etats-Unis ne se considéraient plus comme les principaux négociateurs dans cette guerre, il faudrait savoir qui prendra la tête du soutien à l'Ukraine. Car qui veut, et surtout qui peut, encore faire pression sur Vladimir Poutine?
Peu avant la conclusion de l'accord sur les matières premières, les Américains n'ont cessé de menacer de mettre fin à leur soutien à Kiev, mais qu'est-ce que cela signifierait pour l'Ukraine?
Si les Etats-Unis, son principal allié, venaient à laisser tomber l'Ukraine, et mettaient fin à leur aide militaire ainsi qu'à leur soutien dans la reconnaissance des cibles militaires, voilà qui deviendrait très compromettant pour Kiev.
Si l'Ukraine se retrouvait seule, la configuration de la guerre pourrait rapidement changer. C'est l'avantage que la Russie attendait jusqu'à présent.
Qu'en est-il des ressources de la Russie?
C'est avec cette question que démarre une erreur de raisonnement. Il ne s'agit pas seulement des ressources de la Russie, mais des ressources de ceux qui soutiennent la Russie dans cette guerre. Poutine ne peut pas mener et gagner cette campagne seul.
La Corée du Nord a même envoyé ses propres soldats se battre. La Russie vient de le confirmer et, du point de vue du droit international, la Corée du Nord est donc partie en guerre. Et puis nous avons des états comme l'Inde, qui achètent à la Russie de grandes quantités de matières premières, et qui alimentent ainsi le pot de guerre de Poutine. La Russie dispose d'une coalition stable d'alliés. Je pense même que des éléments essentiels de cette coalition, notamment la Chine, ont intérêt, bien qu'ils disent évidemment le contraire, à ce que cette guerre se poursuive.
Pour quelle raison?
La Chine veut un nouvel ordre mondial, et a donc intérêt à ce que l'Amérique s'occupe le plus longtemps possible de l'Ukraine, comme d'Israël d'ailleurs. Les Etats-Unis n'auront ainsi pas le loisir de se focaliser autant sur la Chine, ce qui est en fait l'objectif de Trump, comme il l'a dit à plusieurs reprises.
La Russie a-t-elle donc des alliés plus stables que l'Ukraine?
Vous pouvez utiliser le mot «stable», mais vous pouvez aussi utiliser le mot «fiable». L'Ukraine doit attendre, mois après mois, de voir si son allié principal, les Etats-Unis, est toujours à ses côtés ou non, ou si l'Europe, son deuxième soutien le plus important, est toujours disposée à l'aider.
Que signifie une telle situation pour l'Ukraine?
Cela signifie, et je l'ai déjà dit il y a trois mois, que l'Ukraine est sur le point de perdre cette guerre.
Que signifierait un tel scénario pour l'Occident?
C'est surtout le Sud global qui constatera que l'Occident n'est pas prêt à aller jusqu'aux mesures extrêmes. Les Etats-Unis ont commencé à se tourner vers d'autres problèmes. Ils pourraient bientôt être moins préoccupés par la politique étrangère qu’ils ne le sont présentement. Et les Européens ne sont pas prêts à renoncer à leur vie confortable. Les pays du Sud se diront alors «Eh bien, si cela se passe comme ça, nous pouvons concrétiser nos objectifs militaires et il n'y aura pas de résistance».
En raison de la politique chaotique de Donald Trump vis-à-vis de l'Ukraine, l'Europe se retrouve sous pression. Comment pouvons-nous continuer dans ces conditions?
On pourrait faire une comparaison avec le conte Les habits neufs de l'empereur. Il s'est fait vendre un vêtement fait de fil transparent se pavane, se réjouit de son nouvel habit. Autour de lui, on l'avertit «Empereur, vous ne portez pas de pantalons», mais l'empereur répond: «Non, ça me va très bien, tout est pour le mieux!» Jusqu'à ce qu'il soit confronté à un miroir. Et ce miroir nous a été tendu lors de la conférence sur la sécurité de Munich, avec les déclarations du secrétaire d'Etat américain JD Vance, et du secrétaire américain à la Défense Pete Hegseth. Là, nous avons soudainement réalisé que nous ne portions effectivement pas de pantalons! Et pensez aux conversations avec Pete Hegseth qui ont fuité, dans lesquelles Vance dit que les Européens sont:
Que reste-t-il donc à faire?
L'Europe doit se demander si, dans la veine d'Emmanuel Macron, qui parle depuis des années «d'autonomie stratégique», elle essaie réellement de mettre sur pied sa défense militaire, afin d'être prise au sérieux en tant qu'espace économique. Pourquoi Poutine et la Russie, ainsi que tous ceux qui sont derrière eux, devraient-ils nous respecter, alors que nous ne donnons même pas l'impression d'être capables de nous défendre quand il le faut?
Le respect ne s'obtient-il vraiment que par la force militaire?
Un pays peut utiliser plusieurs leviers pour projeter sa puissance: la diplomatie, l’économie, l’intelligence stratégique, et bien sûr, la force militaire. Cependant, ces dernières décennies, nous avons relégué le militaire au second plan, en le sous-traitant principalement aux Etats-Unis et en nous plaçant sous leur protection. Aujourd’hui, nous constatons que notre principal allié, notamment au sein de l’Otan, commence à montrer des signes de vacillation. Cela nous oblige à prendre conscience qu'il est impératif de réagir et de nous préparer à de nouvelles réalités.
Comment devrions-nous nous comporter, en prenant surtout en compte la situation de l'Ukraine?
Il faudra décider entre ces deux directions:
Et ensuite?
Dans le second cas, il faut l'annoncer rapidement aux Ukrainiens et mettre fin à ce conflit. Ce que nous faisons est de plus en plus immoral à mes yeux:
Comment évaluez-vous la guerre du point de vue européen?
Nous en sommes à la quatrième année de conflit, et nous avons du mal à voir les choses avec clarté. De mon point de vue, nous sommes déjà en guerre. Une guerre hybride certes, mais qui est bien là.
Le service fédéral de renseignement allemand l'a quant à lui déjà signalé à plusieurs reprises. Il y a des attaques de sabotage ciblées. Chez nous, en Autriche, on a découvert un réseau de désinformation utilisé de manière très ciblée. De mon point de vue, il n'y a pas à craindre que les blindés russes n'arrivent à toute allure vers l'Europe centrale. Non, les Russes ne nous feront pas cette faveur, à nous Européens. Car dans un tel cas, on serait obligés de se rendre compte que c'est du sérieux et d'agir!
Que vont faire les Russes, alors?
Il est beaucoup plus probable que les Russes continuent comme ils l'ont fait jusqu'à présent, et tentent de diviser nos sociétés, de les démanteler, d'influencer les processus démocratiques. Leur objectif est que plus personne ne se mêle des affaires des autres, surtout pas de celles des pays situés en périphériques de l'Europe, comme l'Ukraine. Et sur le long terme, les Russes peuvent atteindre ce but.
Le problème est de savoir où cela s'arrêtera...
On ne le sait pas, car nous avançons en terrain historiquement inconnu. Mais si la conquête de l'Ukraine passe, qu'est-ce qui empêchera les Russes de continuer dans les pays baltes?
Et nous verrons alors si les pays membres sont réellement prêts à laisser mourir leurs soldats pour sauver les Baltes. Mais si l'Otan n'intervient pas, il mourra. Les Européens n'auraient alors plus de structure de sécurité, et cela donnerait le champ libre aux échanges de coups. Nous connaissons déjà en partie cette opposition, si vous regardez certains états, comme la Hongrie ou la Slovaquie.
Le constat paraît sombre.
L'histoire nous a suffisamment montré que nous ne sommes pas les premiers à être confrontés à ce type de dilemme.
Pensez au fameux exemple de Munich en 1938, où le premier ministre britannique Neville Chamberlain était rentré en disant: «le Führer est maintenant satisfait, il a les Sudètes. Il a aussi pris possession de l'Autriche, tout ira bien». On sait aujourd'hui que cela n'a fait qu'aiguiser l'appétit d'Adolf Hitler. Bien sûr, personne n'a pensé à l'époque que cela deviendrait un conflit comme la Seconde Guerre mondiale! Les historiens donnent souvent l'impression que les événements auraient été clairement prévisibles, mais ce n'est pas vrai.
Nous ne savons effectivement pas ce qui va se passer.
Personne ne peut le dire. Si on finit par mettre tapis, il se peut que l'on assiste à une escalade générale. Mais il est aussi probable que les Russes se disent alors: «Oh, ils sont vraiment sérieux, on laisse tomber». Si on cède, il se peut bien sûr que les choses se calment malgré tout, et que les Russes se limitent à l'espace qu'ils considèrent comme leur zone d'intérêt. Mais il se peut aussi qu'ils continuent, ou que cela se répète ailleurs dans le monde.
Vous avez évoqué tout à l'heure une «guerre hybride». Cela vous préoccupe-t-il? En quoi est-elle dangereuse?
Je ne tiens pas à faire paniquer les gens, mais j'ai l'obligation, en tant qu'officier et représentant du service public et de l'Etat, de dire que mon petit radar interne clignote avec insistance.
Il faut nous expliquer cela.
De nombreuses tactiques datant de l'époque de l'Union soviétique sont encore valables aujourd'hui. Nous ne devons pas oublier que nombre de ceux qui occupent aujourd'hui des postes décisifs en Russie ont été formés dans les services secrets ou de renseignement russes. Comme Poutine. Ce dernier a fait carrière comme agent du KGB, et il ne peut pas s'en départir. Il essaie toujours de confondre l'autre, de le tromper.
Les deux premières se déroulent dans l'espace médiatique. Répandre le doute et le ressentiment, diviser la société, créer des dissensions. Cela doit préparer le terrain pour la crise, qui peut être déclenchée par n'importe quoi, par exemple la discussion sur l'immigration ou autre chose. L'état doit être montré comme incapable d'agir, de sorte que quelqu'un d'autre doive intervenir pour rétablir l'ordre. C'est la pensée russe. Et nous sommes, de mon point de vue, impliqués dans cette dynamique.
Comment en arrivez-vous à cette conclusion?
Je ne dirais pas que je comprends totalement les Russes, mais cela m’a permis d’entrevoir une autre réalité. Ils sont vraiment différents de nous. Et je tiens à préciser que ce n’est pas une question de racisme, loin de là, mais leur socialisation et leur façon de penser sont radicalement différentes. Ils sont héroïques, nous, nous sommes post-héroïques.
Cette analyse vaut aussi pour les Chinois. Le problème, c’est que nous avons tendance à voir les choses à travers notre propre prisme de valeurs, ce qui est une erreur. Il faut savoir sortir de ses propres repères et se mettre à la place de l’autre – alors, tout devient différent.
Traduit de l'allemand par Joel Espi