Même si on pouvait s'y attendre, l'évènement a choqué tous les observateurs du conflit ukrainien, fin août: le jet privé d'Evgueni Prigojine, rival mortel de Poutine, s'est écrasé dans la campagne russe après une impressionnante chute libre. Sur une dizaine de passagers, personne n'y aura survécu. Parmi les victimes, le sulfureux patron du groupe Wagner et l'autre fondateur de l'organisation, Dimitri Outkine.
Du D-Day de l'invasion russe jusqu'à cet avion en flammes dans le ciel russe, c'est une page qui se ferme sur l'histoire de la guerre en Ukraine, celle du turbulent Evgueni Prigojine. Une ère racontée en détail dans un livre, Wagner: Enquête au cœur du système Prigojine (éditions du Faubourg), à paraître le 15 septembre.
Derrière le livre, deux journalistes: la Britannique Lou Osborn et le Suisse Dimitri Zufferey. Ce dernier, journaliste-recherchiste pour la RTS, notamment pour l'émission Temps Présent, s'est lancé dans la recherche d'informations en accès libre (Osint, voir plus bas) depuis quelques années. A l'aube de l'invasion de l'Ukraine par Poutine, ses connaissances se sont révélées décisives. Il raconte cette histoire dans son livre. watson s'est entretenu avec lui.
Je commence par la question que tout le monde se pose: que va-t-il advenir de Wagner maintenant que Prigojine est mort?
Dimitri Zufferey: Selon toute vraisemblance, les trois branches de l'organisation vont être gérées de manière séparée, sans figure forte à sa tête, comme l'a été Prigojine.
Ces organisations sont pour l'heure pilotées par des anciens de Wagner et financées par des oligarques. La deuxième branche, les activités d'influences comme les usines de troll et de désinformation vont être reprises par les services de renseignement russes ou des organes similaires. Des opérations de désinformation sont notamment en cours en Afrique, avec des médias africains réalisant des partenariats avec les médias d'Etat russes RT ou Sputnik. Quant aux activités purement économiques du groupe, qui gère par exemple des sociétés minières, c'est la grosse inconnue. On parle notamment du groupe Concord, également fondé par Prigojine.
Peut-on dire que Poutine a divisé Wagner en plusieurs fragments pour mieux régner sur ses mercenaires?
Il est clair que Prigojine était devenu trop gênant pour Poutine. Mais il a su construire un outil de mercenariat centralisé, efficace et — en fait — plutôt remarquable qui a bien servi l'Etat russe durant de longues années. Il y avait d'autres groupes avant Wagner, mais aucun n'a jamais atteint une puissance similaire. Tout ce pouvoir concentré entre les mains d'une seule personne était devenu trop dangereux pour le Kremlin.
Qui prendra la tête de Wagner?
Il est délicat de répondre formellement à cette question, car il n'y a pas de ligne claire de succession. Prigojine est mort dans le crash de son avion avec Dimitri Outkine, l'autre fondateur du groupe, qui était la mascotte des soldats (c'est de lui que vient le nom Wagner). Après tout cela, il y a une batterie de hauts-commandants ou de lieutenants, mais qui n'ont pas les reins assez solides ou les compétences financières pour reconstruire l'empire de Prigojine. Au mieux, les figures encore en vie pourront reprendre la main sur le pilier sécuritaire. Je pense notamment à Andreï Trochev, depuis passé chez Redut. Il s'agit d'un ancien officier décoré de l'ordre des Héros de la Fédération de Russie, un titre très prestigieux. Mais il a aussi un gros problème d'alcool; il y a d'ailleurs un épisode où on l'a retrouvé ivre mort avec des plans ultrasecrets sur lui. On peut aussi penser à Anton Yelizarov, nom de code «Lotus», un commandant respecté et médaillé qui a combattu en Ukraine. Ou encore Dimitri Syty, mais lui est déjà bien occupé en Afrique.
Tout cela semble confus. Le groupe Wagner court-il comme un poulet sans tête?
Je préfère la métaphore de l'hydre: on a coupé une tête, mais d'autres peuvent repousser à tout moment. Mais il ne faut pas trop s'attarder sur l'organisation en tant qu'entité fixe, car le groupe Wagner est surtout une constellation d'entreprises regroupées comme une marque, prête à être franchisée. Comme le disait un des commandants du groupe en Afrique, Vitali Perfilev: «Wagner est un mythe inventé par les journalistes. Vous pouvez nous appeler Wagner, Mozart, Schubert, Chopin, ça ne change rien. Nous sommes surtout des instructeurs russes désireux d'aider des pays dans le besoin».
Un grand groupe de mercenaires en 2023, n'est-ce pas un peu anachronique, alors que les forces armées occidentales sont toutes étatisées?
Wagner a pendant longtemps été très utile à Poutine, car il lui permettait de faire preuve de «déni plausible», c'est-à-dire de nier l'implication du Kremlin dans plusieurs activités en laissant les mercenaires faire le sale boulot.
Cela a notamment été le cas en Syrie, en 2018, lorsque des combats entre Wagner et des troupes américaines ont fait plusieurs dizaines de morts côté russe. Et puis, il y a l'Afrique, ce pôle très important pour Poutine, qui veut y entretenir une belle histoire d'amour. Le Sahel devient le terrain d'expérimentation d'un nouvel ordre mondial, avec notamment la chute des restes de l'Empire colonial français et de la Françafrique.
Parlons-en: la situation est-elle différente en Ukraine et en Afrique, pour Wagner?
Oui. Les soldats de Wagner en Afrique sont
bien plus expérimentés. On aurait pu penser que le groupe aurait privilégié l'envoi de troupes plus expérimentées là où les combats sont les plus violents, en Ukraine. Mais la triste vérité, c'est que la Russie a avant tout besoin d'envoyer une grande masse de soldats sur le front ukrainien. La foule de prisonniers recrutés dans les prisons russes correspond parfaitement à ces besoins: de la chair à canon formée rapidement aux armes.
Ils ont entre 25 et 45 ans et beaucoup viennent des forces spéciales russes, comme les Spetznaz ou le GRU. Nous avons aussi identifié des anciens de la Légion étrangère française, comme Vitali Perfilev. Bref, ces hommes-là sont précieux et disposent de compétences diverses, pour des missions très variées.
Comment en êtes-vous arrivé à écrire un livre?
Nous voulions écrire un ouvrage d'histoire immédiate et basée sur de l'information ouverte. Il est indispensable pour le grand public: tout le monde y apprendra quelque chose. Ce qui est ironique, car il s'agit d'informations trouvables librement sur le net. Nous avons tout de même des entretiens exclusifs avec plusieurs membres de Wagner. Nous avons dû adapter quelques parties après la mort tragique de Prigojine. Mais nous avons été chanceux, d'une certaine manière, car cet évènement clôt une ère de l'histoire de Wagner et c'est justement cette période que nous avons traitée dans le livre.
Comment êtes-vous entré dans le collectif All eyes on Wagner?
Je suis recherchiste, c'est donc mon boulot depuis des années d'aller puiser l'information là où je peux la trouver librement. Il y a quelques années, j'ai adhéré à une association française d'Osint, Open Facto. On s'était déjà quelque peu intéressés aux activités de Wagner ou autour de l'Ukraine.
Nous avons alors créé All eyes on Wagner. Au début, on était une dizaine de personnes, un plutôt petit groupe de recherche. On a fait tout cela sur notre temps libre. Pour aller au travail à Genève, je fais plus d'une heure de train aller et retour, sans changement. Je cherchais des images et du matériel satellite dans le train CFF (rires).
Comment se passe le travail en équipe?
Les compétences se complètent. Par exemple, un des membres maîtrise le code, ce qui lui permet de géolocaliser des messages postés sur Telegram. Puis, on arrive à cibler l'endroit d'où ces messages ont été envoyés grâce aux likes envoyés par les membres du canal. On a pisté des bouts de traces isolées pour arriver à savoir où les soldats de Wagner étaient placés, respectivement une base au Mali. Et tout cela avec des informations en source ouverte.
Quel est le moment le plus satisfaisant que vous avez vécu avec ce collectif?
Nous avons notamment pu enquêter avec le consortium européen des journalistes d'investigations EIC et être cités dans le Washington Post. Une de nos enquêtes a également permis de faire la lumière sur une entreprise russe active dans la guerre. Résultat: elle a terminé sur la liste des sanctions occidentales.
Quel est le futur de l'Osint dans cette guerre — et dans les autres?
L'Osint est un outil journalistique absolument indispensable, de nos jours. Cela devrait être une base pour les jeunes journalistes. Je donne d'ailleurs un cours à ce sujet à l'Académie du journalisme et des médias, à Neuchâtel, depuis trois ans. Outre l'aspect pratique évident, l'Osint représente une alternative intéressante aux journalistes à l'ancienne, qui partent glaner des informations en allant boire des cafés avec leurs contacts.