Un rouble faible, une inflation élevée, des milliers de morts et de blessés chaque semaine. Pourtant, le président russe Poutine poursuit la guerre contre l'Ukraine. Marcus Keupp, économiste militaire, explique dans cet entretien à quoi pourrait ressembler un cessez-le-feu et quel rôle Donald Trump et l'Otan y jouent.
Marcus Keupp, la semaine dernière, le rouble était plus faible qu'il ne l'avait été depuis près de trois ans. Les sanctions économiques de l'Occident produisent-elles désormais leur plein effet?
Marcus Keupp: Les sanctions agissent déjà depuis longtemps. Les conséquences ont simplement été occultées par l'économie de guerre que la Russie pratique sous Poutine.
Pouvez-vous développer?
En dirigeant principalement ses réserves et ses dépenses publiques vers l'industrie de l'armement, la Russie génère une très forte demande pour les biens militaires, et les entreprises ont besoin de nombreux travailleurs. Ce qui conduit actuellement à une situation de plein emploi en Russie, avec un taux de chômage à un niveau historiquement bas.
Qu'est-ce qui est vrai?
Ce que l'on voit, c'est simplement une Russie qui brûle ses réserves. Ce n'est pas une véritable croissance économique. Poutine réoriente les dépenses publiques afin de créer de l'emploi. Cela s'accompagne d'une forte inflation, qui a atteint près de 10% en octobre. A titre de comparaison, elle était de 0,7% en Suisse en novembre. Ce que les gens reçoivent en augmentation de salaire est immédiatement englouti par l'inflation. La semaine dernière, une anecdote amusante a été rapportée à ce sujet.
Quelle est cette anecdote?
Dans certaines régions de Russie, le beurre est désormais proposé dans des emballages spécialement conçus pour prévenir les vols.
Si cette tendance se poursuit et que les prix de la farine, de l'huile et des céréales augmentent également, le régime russe devra commencer à subventionner les produits de base, comme c'était le cas en Union soviétique.
Tout cela est ironique puisque Poutine avait été rendu populaire dans les années 2000 pour avoir mis fin au chaos économique des années 1990 et réduit le taux de pauvreté. Tout ce qu'il a construit en termes de prospérité au cours des 25 dernières années, il est en train de le détruire.
Les problèmes économiques ont-ils des répercussions sur la situation au front?
La Russie a encore la possibilité de recruter ce qu'on appelle des «kontraktniki», c'est-à-dire des soldats qui s'engagent pour une période déterminée dans les forces armées. C'est possible avec de l'argent. Par exemple, le salaire mensuel moyen dans la région de Touva est d'environ 200 dollars américains.
Cependant, l'intensification extrême et insensée du sacrifice de vies humaines sur le front – ce que j'appelle des attaques de chair à canon – n'a qu'une utilité psychologique. Poutine cherche à donner l'impression qu'il dispose de ressources humaines et matérielles illimitées. Ce qui, bien entendu, n'est pas vrai et entraîne des conséquences négatives pour l'économie.
Dans quelle mesure ces conséquences sont-elles si négatives?
L'économie russe souffre déjà d'une énorme pénurie de main-d'œuvre. Comme mentionné, il y a une situation de plein emploi, mais uniquement due au manque de personnes disponibles. Au début de la mobilisation, un million de personnes, principalement des professionnels hautement qualifiés, ont quitté le pays. 600 000 Russes ont été tués ou blessés pendant la guerre, ce qui les rend indisponibles sur le marché du travail. Selon un article du journal russe Kommersant, il manquerait 2,7 millions de travailleurs dans les secteurs civil et militaire. A cela s'ajoute une croissance démographique négative.
Que faut-il en conclure?
Si Poutine continue de la sorte, les stocks de matériel de guerre russes seront épuisés au plus tard en 2027. Le rythme de production ne suit pas les besoins. C’est ce que prévoient plusieurs études, et cette usure peut également être observée grâce à des images satellites. Poutine sait parfaitement qu’il mène son économie, son industrie de l’armement et même la structure démographique de son pays à leur perte.
Dans cette configuration, il pourrait remporter la guerre. A court terme, cette stratégie peut fonctionner, mais pas à long terme. Poutine mène cette guerre en s’appuyant sur un principe d’espoir.
Poutine ne peut-il pas compter sur les importations de matériel de guerre en provenance d'Iran et de Corée du Nord?
Non. Les stocks russes sont bien plus importants que ce que l’Iran et la Corée du Nord pourraient fournir en matériel et en soldats. Leur aide ne sert qu’à compléter et à pallier de petites insuffisances de production en Russie. Par ailleurs, le matériel de guerre que la Russie envoie actuellement au front provient à seulement 20% de nouvelles productions. Le reste est constitué de systèmes anciens remis en état.
Vous parlez de l’Occident. Après les Etats-Unis, l’Allemagne est le deuxième plus grand soutien de l’Ukraine. Dans quelle mesure Poutine profite-t-il de l’instabilité politique actuelle après la fin du gouvernement de coalition en Allemagne?
Eh bien! Le gouvernement fédéral sortant est encore en fonction. De plus, le chancelier Olaf Scholz était à Kiev cette semaine et a annoncé une nouvelle aide de 650 millions. Néanmoins, l'Allemagne – tout comme les Etats-Unis sous Joe Biden – fait trop peu depuis le début de la guerre.
D'ailleurs, Olaf Scholz n'accepte pas de livrer le missile de croisière Taurus, car il pourrait atteindre Moscou.
C'est la portée théorique. Il serait possible de le programmer pour qu'il ne dépasse qu'un certain rayon. Mais indépendamment du Taurus, je considère l'hésitation de l'Occident comme un manque de détermination. C'est en réalité le reflet des propres peurs et incertitudes. Poutine le voit bien et joue de la situation. La seule langue qu'il comprend, c'est celle de la force. Tant qu'il assiste à une telle mise en scène, il ne le prend pas au sérieux et continue. Or, cette peur est injustifiée.
Pourquoi?
Il y a déjà eu des drones ukrainiens qui ont atteint des cibles à Moscou, comme des gratte-ciel. Y a-t-il eu des représailles? Pas du tout. De plus, je trouve toutes ces réflexions concernant Moscou totalement erronées. Il existe des objectifs militaires bien plus pertinents que l'on peut atteindre avec le Taurus, comme les infrastructures logistiques en Crimée ou le pont de Kertch.
Quel rôle joue l'élection de Donald Trump? Il a annoncé vouloir mettre fin à la guerre en un jour. Il n'a toutefois pas précisé à quelles conditions.
Trump dit beaucoup de choses quand il s’ennuie. Sa rhétorique ressemble un peu à celle des Russes, il ne faut pas tout prendre au sérieux. Mais il faut le reconnaître – et cela ne fait pas de moi un admirateur – c'est Trump qui a fourni des équipements militaires à l'Ukraine entre 2016 et 2018, après l'attaque de la Crimée, et non Barack Obama. Aujourd'hui, Trump a nommé Keith Kellogg comme envoyé spécial pour l'Ukraine. Kellogg n’a aucune affinité avec la Russie et sait pertinemment que l'agression vient de Poutine.
On lit régulièrement dans les médias que, quand Trump arrivera au pouvoir, l'Ukraine risque de sombrer. Votre avis?
Je vois les choses de manière plus nuancée: lorsque Trump reprendra ses fonctions, il évaluera de manière réaliste la position de Poutine et en conclura qu'il est en position de force.
Le temps joue définitivement en défaveur de la Russie.
De nombreux pays européens comptent également sur la puissance des Etats-Unis.
C'est vrai. C'est pourquoi je peux comprendre la critique de Trump selon laquelle chaque membre de l'Otan doit consacrer 2% de son PIB à la défense. Des changements ont eu lieu avec la guerre: de plus en plus de pays atteignent désormais cet objectif des 2% et ne dépendent plus uniquement des Etats-Unis.
Je ne pense pas que les Etats-Unis quitteront l'Otan, comme Trump l'a menacé. Ce serait un suicide stratégique. De plus, les Etats-Unis ne peuvent pas le faire sur décision du président. En 2023, la loi sur l'autorisation de la défense nationale a été modifiée à cet effet. Depuis, une majorité des deux tiers dans les deux chambres du Congrès est nécessaire.
Pourquoi une sortie de l'Otan serait-elle un suicide stratégique?
Pour les Etats-Unis, l'Europe est importante. En effet, le principal objectif de la politique étrangère américaine est d'empêcher l'émergence d'un dirigeant autoritaire en Eurasie, comme la Russie, qui contrôlerait l'ensemble des ressources. Cela avait été le cas pour l'Allemagne nazie, tout comme pour la Russie actuelle ou la Chine de demain. Si les Etats-Unis laissaient une puissance hégémonique s'installer en Eurasie, ils se retrouveraient alors isolés sur leur propre continent et incapables d'agir à l'échelle mondiale. C'est pourquoi Trump doit rester vigilant et continuer à s'opposer à Poutine, car il est compliqué de résister aux ambitions impériales et expansionnistes de la Russie.
Zelensky a récemment évoqué un possible cessez-le-feu. Quelles conditions doivent être remplies pour que la sécurité de l'Ukraine soit au moins partiellement préservée?
Il n'existe pour l'Ukraine qu'une seule garantie de sécurité, et elle s'appelle l'Otan. L'Ukraine a besoin, sous la forme d'une promesse de protection, d'une dissuasion crédible face à la Russie. Comme une adhésion à l'Otan prend du temps et que la Russie dispose d'un allié fort en la Hongrie, qui pourrait voter contre une telle adhésion, une solution intermédiaire est nécessaire. Sinon, la Russie continuera inévitablement à déstabiliser l'Ukraine.
Récemment, les Etats-Unis ont autorisé l'attaque de cibles en Russie avec des missiles de type ATACMS. Mais on ne sait pas encore très bien comment et où exactement. Comment analysez-vous cette décision?
Il ne faut pas s'attendre à un effet de «super arme miracle», mais cela établit enfin les réalités du droit international en temps de guerre: un pays attaqué peut, en toute légitimité, cibler des objectifs sur le territoire de l'attaquant. Le simple fait que cela n'ait pas encore été le cas révèle toutes les craintes occidentales.
Il reste à déterminer s'il est seulement question de bombarder la région autour de Koursk ou l'ensemble du front. Si la Russie – comme Poutine l'a déjà suggéré – rencontre des difficultés, alors une option serait simplement de mettre fin à la guerre.
Nous avons parlé précédemment de l'usure des hommes et du matériel du côté de la Russie. Qu'en est-il du côté ukrainien?
La pénurie de personnel est évidemment un problème pour l'armée ukrainienne. Il peut arriver que la même unité reste pendant des mois à la même position sans pouvoir être relevée, faute de renforts disponibles pour effectuer la rotation. C'est pourquoi Zelensky a déjà fait sortir des prisonniers des établissements pénitentiaires pour les envoyer au front.
Qu'en est-il de la mobilisation populaire?
Les possibilités de mobilisation au sein de la société civile sont plus limitées que celles de l'adversaire. La Russie étant une dictature autoritaire, il lui est totalement indifférent que ses propres soldats meurent. Si le modèle des kontraktniki ne fonctionne plus, Poutine forcera alors les gens à partir en guerre. Cette situation pousse l'Ukraine à compenser le manque de soldats par du matériel. C'est là que l'appui occidental entre en jeu.
Traduit et adapté de l'allemand par Léon Dietrich