Il existe parfois des parallèles étonnants entre le monde du football et celui de la politique internationale. Un des plus importants: personne ne veut être du côté des perdants. Et de la même manière que certains fans de clubs ou d'équipes préfèrent retourner leur veste en cours de championnat, certains pays décident de tourner le dos à leurs anciens partenaires d'une année à l'autre.
Mardi et mercredi, lors du sommet des Brics à Kazan, en Russie, Vladimir Poutine s'est justement donné beaucoup de mal pour se présenter comme le vainqueur dans la guerre qu'il mène en Ukraine. Le Kremlin a fait l'éloge des succès militaires de son armée lors d'entretiens bilatéraux avec la Chine, l'Inde, l'Afrique du Sud et l'Egypte. Le porte-parole du Kremlin Dmitri Peskov a déclaré mercredi:
Poutine se vante. Et il y a une raison à cela: ses amis des Brics — une alliance hétéroclite mais puissante de pays émergents — commencent à perdre patience. Pour eux, la guerre en Ukraine est un boulet qui affaiblit le développement de l'économie mondiale et la croissance de nombreuses économies émergentes. Le président russe joue la montre et se veut rassurant pour inciter à la patience. Mais la pression monte autour de lui.
Lors de la réunion des Brics, il est à nouveau apparu clairement que Poutine s'en tenait à ses objectifs de guerre, même si, dans le détail, on les ignore encore et toujours: s'agit-il du contrôle des quatre provinces ukrainiennes annexées par la Russie en 2022, comme il le prétend, l'invasion totale du pays ou le remplacement du gouvernement de Kiev?
Tout reste possible, mais une chose est sûre: Poutine se voit actuellement sur la voie de la victoire grâce aux succès militaires de son armée dans l'est du pays. En même temps, le bilan humain de la guerre est une catastrophe pour la Russie. Il n'est donc pas surprenant que Poutine continue à miser sur la poursuite de la guerre au moment où il a le vent en poupe sur le plan militaire et où il perçoit en même temps l'Occident comme indécis et faible. Après tout, dans sa perspective, il s'agit peut-être de la chose la plus importante pour lui: son héritage.
Les Brics ont été créés en 2009 par le Brésil, la Russie, l'Inde et la Chine, rejoints un an plus tard par l'Afrique du Sud. Les premières lettres de ces cinq pays ont donné naissance à l'acronyme. Début 2024, l'Ethiopie, l'Iran, l'Egypte et les Emirats arabes unis ont rejoint le groupe. L'Arabie saoudite n'a pas encore formalisé son adhésion.
Le reste des pays du Brics s'est surtout distingué au cours des deux dernières années et demie de guerre en refusant de prendre position alors que Moscou envahissait son voisin. La Chine en a profité pour continuer à se profiler sur le plan politique: Pékin n'a aucun intérêt à ce que Poutine perde la guerre et le pouvoir en Russie.
Pour d'autres pays comme l'Inde, la guerre en Ukraine est géographiquement éloignée et n'a aucun intérêt à prendre position sur le conflit. Le gouvernement indien n'est que trop heureux d'acheter des matières premières russes bon marché et de se concentrer sur ses questions intérieures. D'autres enfin, comme le Brésil du président Lula, ont des intérêts idéologiques à s'affilier à la Russie, notamment dans une logique anti-américaine.
En général, les pays du Brics perçoivent toutefois la guerre en Ukraine comme une nuisance, car elle perturbe le commerce mondial. Mais si la Russie doit sortir victorieuse de cette guerre, elle pourrait remettre l'Ordre mondial occidental «à sa place» dans le concert des nations, soulignant ainsi la faiblesse des systèmes démocratiques libéraux. Les dirigeants chinois et iraniens, par exemple, percevraient cela comme une satisfaction. A leurs yeux, ce serait une défaite d'anciens colonisés face à l'agresseur occidental.
Mais l'organisation des Brics n'est justement pas une alliance de valeurs qui rejette l'Occident. Il existe certes des rivalités «systémiques» entre les deux blocs, mais pour une grande partie des pays des Brics, il ne s'agit pas d'une hostilité ouverte envers l'Occident, telle que Poutine la propage et la met en oeuvre. Ses membres veulent surtout remplacer la domination économique de l'Occident et l'hégémonie des Etats-Unis.
En conséquence, ces pays émergents cherchent à développer leurs économies grâce à une plus grande coopération entre elles. Dans ce nouvel ordre mondial, certains pays des Brics veulent se mettre sur un pied d'égalité économique avec les Etats-Unis et leurs alliés. Et dans ce contexte, ils aimeraient savoir quand le Kremlin sera prêt à s'ouvrir aux négociations de paix pour pouvoir relancer l'économie mondiale.
Dans les milieux diplomatiques, certains représentants d'Etats qui soutiennent Poutine aimeraient le voir commencer à négocier. L'Ukraine et l'Occident sont affaiblis, ce serait donc le bon moment pour le Kremlin.
De plus, la menace d'un nouveau mandat de l'ancien président américain Donald Trump, que beaucoup considèrent comme imprévisible, plane. A leurs yeux, Trump pourrait certes affaiblir l'Ukraine, mais il pourrait aussi laisser la guerre s'envenimer. Le Kremlin, quant à lui, semble attendre de pied ferme le résultat des élections américaines du 5 novembre.
Le chef du gouvernement indien, Narendra Modi, a souligné qu'il soutenait tous les efforts «pour rétablir rapidement la paix et la stabilité». Narendra Modi et Xi Jinping se sont également rencontrés en marge du sommet. Selon le ministère indien des Affaires étrangères, il s'agissait de leur premier entretien privé depuis cinq ans. Le rapprochement de la Chine et de l'Inde est une lueur d'espoir pour la sécurité en Asie, d'autant plus que les deux parties ont récemment signé un accord pour régler un différend frontalier.
Les dirigeants des deux pays les plus peuplés de la planète ne mettent pas le pistolet sur la tempe de Poutine, mais ils n'hésitent pas à mettre un peu la pression sur Moscou. Il faut aussi dire que le sommet a lieu à Kazan, sur le territoire russe, et que les Chinois comme les Indiens ne veulent pas insulter leur hôte.
Jusqu'à présent, Xi Jinping s'est surtout abstenu d'utiliser la dépendance de la Russie vis-à-vis de la Chine comme levier pour faire céder Poutine. C'est pourquoi ses exigences, tout comme le plan de paix sino-brésilien, restent volontairement vagues et peu concrètes. Xi Jinping ne cesse de se prononcer publiquement en faveur de la paix, mais cela sert surtout à ne pas apparaître comme inactif sur la scène internationale.
Pendant ce temps, Poutine peut faire semblant de respecter ces tentatives de paix, sans toutefois les prendre vraiment au sérieux ou même les mettre en œuvre. La Russie et la Chine suivent cette stratégie depuis 2022, mais pour combien de temps encore?
Pour les dirigeants chinois, cette guerre est aussi, en tout premier lieu, un obstacle à sa domination de l'économie mondiale. Et sur le plan économique, les choses ne vont pas bien pour la République populaire en ce moment. L'économie chinoise a récemment connu sa plus faible croissance depuis début 2023.
Selon le bureau chinois des statistiques, le produit intérieur brut a augmenté de 4,6% au cours du dernier trimestre. Si cette évolution se poursuit au même rythme, Xi Jinping pourrait bien se décider à pousser son ami Vladimir Poutine de manière un peu plus insistante vers des négociations avec Kiev. Mais ce sera après le sommet de Kazan, une fois rentrés de Russie.
(Traduit et adapté par Chiara Lecca et Alexandre Cudré)