Un chevreuil trotte entre des blocs de béton hauts jusqu'aux hanches. Il traverse la première rangée de ces monstres gris, puis une deuxième, puis enfin une troisième. Une dernière fois, il se retourne et renifle l'air, cherchant un signe de danger. Puis, il bondit dans la prairie fleurie derrière les rochers et disparaît.
En temps de guerre, ce chevreuil serait probablement mort. Car ces blocs gris ne sont pas des rochers, mais des obstacles antichars, et sous les fleurs se cacheraient probablement des mines terrestres. L'animal aurait sauté sur un engin explosif, car il traversait le «bouclier oriental» près de l'enclave russe de Kaliningrad.
Le gouvernement polonais appelle «bouclier de l'Est» l'installation qu'il construit pour défendre les frontières de la Pologne avec Kaliningrad et la Biélorussie, au cas où la Russie attaquerait. Les travaux ont commencé en 2024 et devraient être achevés d'ici 2028. Coût: 2,3 milliards d'euros. Là où c'est possible, l'armée polonaise veut utiliser forêts, lacs, rivières et marais pour protéger cette frontière de 650 kilomètres. Mais une grande partie des zones frontalières est composée de champs et de prairies, sur lesquels les chars russes pourraient facilement pénétrer.
Pour pallier ces faiblesses tactiques, l'armée polonaise a mis au point une défense à plusieurs niveaux: fils barbelés et champs de mines, tranchées antichars et obstacles en béton, bunkers et tranchées de tir, ainsi que des capteurs et brouilleurs pour contrer les attaques de drones.
Bien que les mines terrestres soient en principe interdites par la Convention d'Ottawa, Donald Tusk envisage de s'en retirer prochainement afin que l'armée puisse les utiliser dans le «bouclier oriental». Une section de cette nouvelle fortification est déjà en grande partie achevée près du village de Momajny, dans la voïvodie de Varmie-Mazurie.
Par crainte d'une attaque russe, la Pologne a déjà déployé des troupes à sa frontière avec la Biélorussie en juillet 2023. En réponse, le président russe Vladimir Poutine a menacé que toute attaque contre la Biélorussie serait considérée comme une agression contre la Russie, et que son armée réagirait avec tous les moyens disponibles.
Des intellectuels russes se sont également exprimés, comme le politologue Andreï Sidorov. En octobre 2024, il a déclaré à la télévision d'Etat que la Pologne pourrait «cesser d'exister» si elle s'en prenait à la Biélorussie et à la Russie.
Si l'on en croit le Premier ministre polonais Donald Tusk, l'Europe et la Pologne seraient déjà prêtes à se défendre en 2027, soit un an avant la date prévue d'achèvement du «Bouclier de l'Est». Le gouvernement de Tusk s'engage à tout mettre en œuvre dans les deux prochaines années pour garantir la sécurité du pays, a-t-il déclaré la semaine dernière lors d'une assemblée citoyenne. Il s'appuie sur les propos du nouveau commandant en chef de l'Otan, Alexus Grynkewich, selon lequel la Russie et la Chine pourraient être suffisamment renforcées d'ici 2027 pour chercher une confrontation avec l'Otan et les Etats-Unis.
L'ingénieur de combat Michal Bednarek explique la stratégie de son pays dans une prairie fleurie près de Kaliningrad. Accompagné de quelques soldats, il présente le «Bouclier de l'Est». Grand de taille, vêtu d'un treillis camouflage et coiffé d'un béret, Bednarek traverse un champ argileux où des pelleteuses émettent des bips, grimpe sur un monticule de terre, puis se penche dans un tunnel menant à une tranchée de combat à moitié achevée.
La construction de la tranchée, des abris pour chars et des bunkers prend environ deux semaines, explique Bednarek.
Le terme «s'asseoir» est important, car les tranchées, renforcées de béton, ne montent qu'à hauteur de poitrine; debout, un soldat s'exposerait à un tir à la tête en cas de combat. Pourtant, cela reste efficace:
Contrairement à l'époque, les soldats disposent aujourd'hui de technologies plus avancées. Par exemple, ils fixent une caméra sur leur fusil pour ne pas avoir à sortir de la tranchée. Ils lèvent alors l'arme au-dessus de leur tête et tirent ainsi, en restant à l'abri.
En cas de situation réelle, les soldats devraient rester assis dans les tranchées jour et nuit. Le bunker ne possède pas de porte pour se protéger du vent, encore moins de chauffage, de douche ou de toilettes. Depuis cet endroit, les combattants ont une vue sur le champ de mines et les barrières, jusqu'à une forêt dense derrière laquelle se trouve Kaliningrad. La frontière ne peut être filmée ou photographiée que de loin, selon les consignes du service de renseignement polonais. Cependant, les soldats ne savent pas pourquoi cette interdiction existe.
Ils ne doivent pas seulement tirer sur les assaillants depuis le bunker, mais aussi couvrir leurs camarades postés dans les tranchées voisines, situées à quelques centaines de mètres, et leur transmettre par radio les coordonnées de cibles importantes, comme un char d'assaut qui approche. Ensuite, des canons, des avions de chasse et des drones frappent ces cibles depuis l'arrière ou depuis les airs. Les combattants en première ligne ne sont donc pas seuls, mais mènent un «combat interarmes», selon la norme de l'Otan, en collaboration avec d'autres unités de l'armée, et ce, aussi pour leur propre sécurité.
Et Bednarek? Se sent-il en sécurité dans cette tranchée si une armée d'invasion russe, avec des centaines de chars et des milliers de drones, devait franchir la frontière? Sa réponse: dans la tranchée, c'est quand même mieux que sur un terrain découvert, et les soldats ont un char à leur droite et un autre à leur gauche. «Alors, on se sent fort et on se dit: "Je vais défendre cet endroit!"» Il admet toutefois:
Pour savoir ce que les habitants pensent du «Bouclier de l'Est», il faut prendre la route vers l'intérieur des terres, sur des pavés et des nids-de-poule, jusqu'au village de Momajny. Celui-ci se compose d'une vingtaine de fermes et maisons, dont plusieurs sont en ruines, avec des buissons et de petits arbres qui poussent à travers les fenêtres.
Peu de voitures circulent sur les routes et chemins, mais les cigognes s'agitent sur les poteaux électriques, et un panneau avertit de la traversée possible de vaches. Les horloges de l'église au centre du village sont arrêtées. En face, un crucifix de quatre mètres de haut avec une figure dorée de Jésus est la seule chose qui brille encore ici.
Et puis il y a la ferme de Karol Misior. Cet homme de 43 ans se contente de saluer. Ces mains sont couvertes d'huile, car il venait de réparer un tracteur avec son fils. Il qualifie avec conviction le «Bouclier de l'Est» de «gaspillage d'argent».
Selon lui, l'armée ferait mieux de construire quelque chose de plus moderne, comme le «Dôme de Fer» en Israël, un système de défense anti-aérienne, de préférence fabriqué en Pologne.
Pour autant, Misior soutient le renforcement de l'armée et la préparation:
C'est la seule façon pour la Pologne d'éviter de retomber sous contrôle russe, comme à l'époque soviétique. Lui aussi considère une attaque de l'armée russe comme très probable. Mais il n'en a pas peur:
A cinq kilomètres de là se trouve le village de Skandawa. Ici, on trouve moins de ruines qu'à Momajny, mais au bord de la route, on trouve des compositions florales dans des pots en bois en forme d'élan, ainsi qu'un arrêt de bus orné d'un grand dessin de Bob l'éponge. En face de l'étang du village, le jeune Pavel, 15 ans, porte les courses de la voiture à la maison pour sa mère.
Lorsqu'on lui parle du «Bouclier de l'Est», il traduit pour vous en anglais et dit:
Lui et sa mère trouvent donc que le «Bouclier de l'Est» est «une bonne chose», et, depuis le début des travaux, ils se sentent à nouveau en sécurité. De l'autre côté de la rue, près de l'étang, vivent Milosz, 20 ans, et sa mère Eva. Eux aussi approuvent le renforcement de la frontière et craignent une attaque russe, car une guerre les toucherait en premier.
Mais que vaut réellement l'égide polonaise en cas de guerre? L'expert militaire allemand Nico Lange estime qu'il est «expressément judicieux de combiner les technologies d'aujourd’hui et celles de la Seconde Guerre mondiale, c'est-à-dire le high-tech et le low-tech». Cette approche a fait ses preuves sur les champs de bataille modernes.
Par exemple, grâce à une combinaison de barrières antichars, de champs de mines et de guerre électronique pour la défense contre les drones, l'Ukraine a réussi à retenir l'armée russe pendant plus d'un an près de la petite ville de Vougledar. Comme l'explique Lange:
En cas de guerre, l'armée russe progresserait beaucoup plus lentement à cause du «Bouclier de l'Est» et subirait des pertes importantes. Cette combinaison augmenterait donc l'effet dissuasif, ce qui pourrait amener la Russie à ne même pas lancer d'attaque.
Nico Lange est cependant dérangé par le terme «Bouclier de l'Est»:
L'histoire a montré que les systèmes purement défensifs n’étaient jamais suffisants, comme l'ont démontré la ligne Maginot française ou le mur de l'Ouest allemand pendant la Seconde Guerre mondiale.
Plutôt que de se retrancher uniquement derrière son système de défense anti-aérienne, il serait en cas de conflit plus judicieux de détruire directement les usines de drones, les aéroports et les avions russes. En cas d'attaque russe, l'Otan devrait immédiatement lancer des frappes de représailles sur le territoire russe et même pénétrer dans Kaliningrad. «C'est la vérité militaire», affirme Lange.
Qu'un simple rempart ne suffise pas, l'ingénieur de combat Bednarek le pense aussi, en quittant son chantier de bunker. L'installation ici, sur ce champ près de Momajny, doit surtout amener les soldats russes en cas d'urgence à tenter une percée à un endroit moins exposé. «Et ils perceront, mais alors à un endroit où nous pourrons les combattre plus facilement.» Lui aussi affirme:
Traduit et adapté par Noëline Flippe