L'économiste du développement Karthik Muralidharan a une question centrale en tête: comment aider les pays en développement à échapper à la pauvreté. Cet homme de 49 ans conseille le gouvernement indien à ce sujet et a publié le livre Accelerating India's Development: A State-Led Roadmap for Effective Governance. Nous l'avons rencontré à l'Université de Zurich pour un entretien.
Monsieur Muralidharan, vous avez une vision très optimiste de l'avenir, malgré tous les problèmes dans le monde. Pourquoi?
Karthik Muralidharan: Si l'on regarde les principaux indicateurs de développement mondiaux, que ce soit la mortalité infantile ou le pourcentage d'enfants scolarisés, le monde n'a jamais été en aussi bon état!
Compte tenu du changement climatique, des guerres et des crises économiques, les gens vont-ils vraiment mieux?
L'humanité a toujours eu des défis. Beaucoup de choses sont une question de perspective – les médias ont plus de facilité à vendre la peur que l'espoir. Il ne fait aucun doute que nous avons encore un grand potentiel d'amélioration. Il s'agit donc d'un optimisme prudent, mais pas infondé. L’humanité va mieux, et les données le prouvent.
Quels sont les signes de ce progrès?
On peut voir le progrès dans les améliorations significatives du développement humain au fil du temps. Il suffit de regarder le développement des enfants: leur premier objectif est de survivre, et l'épanouissement n'est possible que dans un deuxième temps.
Seulement, les plus faibles, qui n'auraient pas survécu auparavant, ont aujourd'hui besoin d'un soutien particulier. Si l'on compare les pays pauvres et les pays riches, on voit que nous avons encore un long chemin à parcourir. Mais je suis optimiste quand je vois les données: si l'espérance de vie a augmenté, c'est en partie parce que les pays pauvres sont aujourd'hui en mesure d'obtenir de bien meilleurs résultats que les pays riches ne pouvaient le faire auparavant, à niveau de revenu égal.
Qu'est-ce qui est nécessaire pour poursuivre cette évolution?
Trois éléments ont été déterminants jusqu'à présent: premièrement, la recherche a développé de nouvelles connaissances. Deuxièmement, ce savoir a été transmis. Et, troisièmement, il a réellement été appliqué.
Pouvez-vous expliquer cela?
Il y a 100 ans, en 1924, le fils du président américain Calvin Coolidge a développé une ampoule au pied en jouant au tennis. Celle-ci a mené à une simple infection bactérienne, qui a finalement causé la mort de l'enfant. Le président n'a rien pu faire pour sauver son fils. A l'époque, la théorie microbienne n'existait pas encore, pas plus que les antibiotiques.
Un autre exemple: si l'on compare la grippe espagnole au Covid-19, on constate que ce dernier a été terrible, mais que nous avons pu développer un vaccin en un an. Cela aurait été inimaginable il y a 100 ans. Mon optimisme repose donc sur le fait que la science et la technologie nous offrent des possibilités toujours plus grandes d'améliorer la vie des gens.
C'est ce qui vous a poussé à écrire ce livre?
Exactement. Ces dernières 20 années, nous avons tellement appris sur la manière d'accélérer le développement. Je souhaite rendre ces connaissances accessibles à un public plus large.
Vous vous concentrez sur l'Inde. Pourquoi les résultats d'apprentissage y sont-ils si mauvais malgré les progrès réalisés?
Si l'on considère le PIB par habitant, l'Inde se trouve au niveau de développement auquel on pourrait s'attendre dans cette situation économique.
Le facteur le plus important est le foyer parental. Le gouvernement s'efforce certes de construire des écoles et de rendre l'éducation accessible à tous les enfants, mais beaucoup d'entre eux sont la première génération de leur famille à aller à l'école. Leurs parents ne savent ni lire ni écrire, si bien qu'ils ne peuvent pratiquement pas soutenir leurs enfants sur ce plan-ci.
Comment accélérer le développement dans ce secteur?
Nous en savons aujourd'hui beaucoup plus sur la manière dont les enfants peuvent apprendre mieux et plus vite. L'un des principaux problèmes auxquels sont confrontés les enseignants dans les écoles indiennes est la grande différence de niveau entre les élèves. Par exemple, lorsque j'enseigne à une classe de huitième, peu d'élèves sont réellement au niveau de la huitième. Certains sont au niveau de la septième, d'autres même seulement au niveau de la deuxième.
Les logiciels d'apprentissage personnalisés et adaptatifs permettent toutefois d'adapter l'enseignement au niveau de chaque enfant. Cette approche – impossible il y a 20 ans – augmente considérablement l'efficacité de l'apprentissage. Mon point central est donc le suivant: aujourd'hui, nous pouvons avoir beaucoup plus de succès si nous utilisons mieux les connaissances existantes.
Chaque enfant aura-t-il besoin d'un ordinateur?
Beaucoup d'innovation se produit dans les pays riches, comme la Suisse ou les Etats-Unis. En Inde, en revanche, nous parlons d'«innovation frugale». Cela signifie atteindre 80% de la qualité pour seulement 10% des coûts, parce que nous devons être extrêmement attentifs aux dépenses.
Chaque classe peut ainsi bénéficier d'un enseignement individualisé plusieurs heures par semaine. Nous voyons déjà que cela fait une grande différence. Et avec la baisse des coûts par appareil, l'accès sera possible pour de plus en plus d'enfants.
Est-ce que cela s'applique aussi à d'autres pays?
Oui, mes études seront bientôt publiées dans une édition mondiale de mon livre. De nombreux principes peuvent être appliqués à d'autres pays.
Et vous restez optimiste pour d'autres Etats?
Oui. On pense naturellement souvent à la corruption et aux guerres. Mais lorsque l'Europe avait le même niveau de revenu que l'Inde aujourd'hui, elle faisait face à des défis similaires. Il est essentiel de regarder les données historiques pour comparer de manière pertinente les pays en développement actuels avec les pays industrialisés d'aujourd'hui. Et il s'avère que des pays comme l'Inde obtiennent de meilleurs résultats que ce à quoi on pourrait s'attendre compte tenu de leur niveau de revenu.
La pandémie du Covid-19 l'a montré, et les récents développements mondiaux le prouvent à nouveau: de nombreux gouvernements ignorent les conclusions scientifiques...
Néanmoins, la science a un rôle important à jouer: faire de la recherche et apporter des idées fondées dans le débat public. Parallèlement, les gouvernements devraient améliorer leurs processus internes: il leur faut collecter les connaissances scientifiques, évaluer leur rentabilité, puis mettre les connaissances en pratique.
C'est une tâche gigantesque!
Oui, tout à fait. Et il serait facile d'abandonner. Mais nous devons le faire: un Etat performant est si crucial pour notre avenir commun que nous n'avons pas d'autre choix que de rester optimistes et d'essayer.
Cet optimisme prudent s'inspire d'une citation du célèbre professeur de Harvard David Landes dans la conclusion de son ouvrage The Wealth and Poverty of Nations. Landes écrit: «Dans ce monde, les optimistes s'imposent – non pas parce qu'ils ont toujours raison, mais parce qu'ils pensent positivement. Même lorsqu'ils se trompent, ils restent positifs, et c'est la voie vers le progrès, la correction, l'amélioration et le succès. L'optimisme informé et éveillé est rentable. Le pessimisme n'offre que la maigre consolation d'avoir eu raison».
Et quel est le rôle de la Suisse dans cet avenir?
Je n'ai pas étudié l'Europe en détail, mais le débat sur la gouvernance efficace est pertinent partout – tous les camps politiques s'accordent sur ce point. La gauche politique demande que l'Etat en fasse plus, mais pour que cela soit possible, il faut qu'il soit efficace. La droite, en revanche, est frustrée par une bureaucratie excessive et demande des économies et un désengagement de l'Etat. Mais cela aussi peut être contre-productif, car l'éducation, les soins de santé et les services de base doivent être garantis.
Comment la Suisse peut-elle contribuer au développement mondial?
Je ne connais pas le budget suisse pour le développement en détail, mais une chose est claire: il faut encourager la recherche dans des domaines pertinents pour les pays pauvres. Car dans les pays à faible revenu, le budget pour la recherche fait souvent défaut – dans ces pays, la priorité est d'abord la survie de la population.
C'est pourquoi il peut être très utile d'investir des fonds de développement de manière ciblée dans la recherche fondamentale sur les vaccins et les remèdes pour les maladies qui touchent surtout les pauvres. Aujourd'hui, le marché finance surtout la recherche sur les maladies du monde aisé, car c'est là que se trouve le pouvoir d'achat.
Y a-t-il d'autres possibilités?
La Suisse est l'un des pays les mieux gouvernés au monde. Au lieu de se contenter de construire des écoles ou des hôpitaux, elle devrait proposer des programmes aux ministères des finances des pays pauvres pour montrer comment rendre les dépenses publiques plus efficaces et améliorer la qualité des structures étatiques. Car un budget d'aide suisse est plutôt petit par rapport au budget national d'un pays. L'utilisation du budget suisse de l'aide au développement pour améliorer l'efficacité des dépenses publiques dans les pays pauvres peut donc être un multiplicateur efficace pour le développement.
Les programmes d'aide classiques ne fonctionnent donc pas?
Si, ces programmes sont importants, et réduire l'aide au développement n'est pas la solution. Dans certaines situations, un pays a tout simplement besoin de choses fondamentales – de nourriture, de nouvelles écoles ou de soins médicaux de base. Mais si l'on améliore en plus les structures gouvernementales, les bénéfices à long terme sont bien plus importants.
Traduit et adapté de l'allemand par Léa Krejci