Et si la clé pour soigner les traumatismes passait par les hallucinogènes? En Suisse, certains médecins peuvent prescrire des psychédéliques depuis quelques années, bien que cette forme de thérapie ne soit autorisée que pour des cas exceptionnels. Pourtant, la population dans son ensemble pourrait bénéficier de l'apport de ces substances, estime l'un des pionniers de cette approche en Suisse romande, le docteur Ansgar Rougemont-Bücking.
Maître de conférences habilité, psychiatre spécialiste des addictions, praticien EMDR et co-fondateur de la Société Suisse de la Médecin Psychédélique, Ansgar Rougemont-Bücking s'apprête à donner une conférence sur le sujet, ce jeudi 15 mai à Grandvaux (VD). Nous en avons profité pour l'interroger sur sa pratique. Interview.
Comment avez-vous commencé à travailler avec les substances psychédéliques?
Ansgar Rougemont-Bücking: Je m'intéresse à la psychotraumatologie depuis de nombreuses années, pendant lesquelles j'ai exploré plusieurs méthodes. Les psychédéliques en font partie. J'ai suivi des formations en Suisse alémanique et en Allemagne et, depuis 2018, je pratique la psychothérapie assistée par la kétamine. Dès 2019, le gouvernement suisse m'a autorisé à prescrire trois autres substances, à savoir la MDMA, le LSD et la psilocybine.
Pourquoi ces quatre substances en particulier?
Il s'agit de substances relativement bien connues au niveau académique. Le LSD, par exemple, a un lien spécial avec la Suisse, puisqu'il a été découvert à Bâle. La psilocybine est également une référence dans le domaine des thérapies alternatives: les champignons hallucinogènes la contenant peuvent être cultivés à la maison, on les retrouve dans la nature ainsi que dans les cérémonies de beaucoup de peuples indigènes autour de la planète.
Elle facilite notamment l'accès à l'émotionnel et aux souvenirs difficiles. La kétamine a également mauvaise presse, puisqu'elle est associée à la médecine de guerre et vétérinaire. On la considère avant tout comme un anesthésiant, alors qu'il s'agit d'une substance psychédélique très puissante. Son grand avantage est que chaque médecin ayant le droit de pratiquer en Suisse peut la prescrire.
Contrairement à la kétamine, les autres trois substances sont effectivement illégales en Suisse. Comment faut-il procéder pour s'en procurer?
Pour utiliser ces substances, il faut d'abord demander une autorisation nominative à l'Office fédéral de la santé publique (OFSP). Celle-ci permet au médecin de prescrire une substance donnée à un patient précis pendant 12 mois. Pendant ce temps, il peut faire autant de séances qu'il le souhaite.
Les autorités décident donc pour chaque patient?
Oui. Il m'est arrivé que l'OFSP me demande des précisions sur un cas. Il s'agit toujours d'une décision au cas par cas.
Où trouvez-vous ces substances?
Il y a une pharmacie qui est habilitée à les fabriquer. C'est la seule en Suisse. Concrètement, une fois qu'on a obtenu l'autorisation de l'OFSP, on doit s'adresser à une personne qui coordonne les demandes et qui va donner le feu vert à cette pharmacie.
Ces substances présentent-elles des spécificités particulières?
Quand je débute une prise en charge, je commence toujours avec la kétamine. Son effet n'est ni trop long ni trop éprouvant, et elle n'entraîne que rarement des expériences difficiles. En même temps, elle amène loin et permet de faire émerger beaucoup de choses.
Les autres substances interviennent pas la suite?
Oui. Après la kétamine, je passe normalement à la MDMA. Elle amène une sorte d'ouverture du cœur, ce qui est globalement agréable. Son grand avantage, c'est qu'elle freine l'activation d'une région cérébrale appelée l’amygdale. Cela permet d'accéder à des informations que l'on a refoulées, car elles étaient trop douloureuses.
Il est possible d'utiliser les quatre substances, successivement. Mais il faut d'abord réfléchir à quelle substance correspond le mieux à la problématique de la personne et au processus qu'elle traverse.
Qui peut bénéficier d'une telle thérapie?
Toute personne qui a une problématique de souffrance psychique chronique que les approches conventionnelles ne sont pas parvenues à guérir. Toutefois, la présence d’une psychose est une contre-indication. Il faut que la personne ait déjà fait beaucoup de thérapie, qu'elle ait déjà essayé plusieurs médicaments, qu'elle ait été en arrêt médical ou hospitalisée et que, malgré tout cela, sa souffrance reste importante.
Suivez-vous beaucoup de patients?
A vrai dire, pas beaucoup. Deux à trois actuellement. En revanche, je suis beaucoup plus de personnes avec la kétamine, car je n'ai pas besoin de l'autorisation de l'OFSP pour cela. D'un point de vue administratif, c'est beaucoup plus simple.
Comment une séance se déroule-t-elle, concrètement?
Le patient est accompagné non-stop, de la première à la dernière minute. Une co-thérapeute peut m'épauler lors des longues séances. Il arrive en effet que les patients aient des réactions assez agitées. Il faut être près de la personne en continu.
S'agit-il d'une thérapie éprouvante pour le patient?
Bien sûr. Le patient peut vivre des expériences très intenses. Beaucoup d'états émotionnels émergent lors d'une séance; certains sont agréables, d’autres peuvent être assez éprouvants:
Ces substances peuvent-elles être dangereuses?
Si on les utilise à mauvais escient, avec une mauvaise intention, ou de manière pas suffisamment cadrée, les psychédéliques peuvent faire beaucoup de dégâts. On peut briser une personne, la torturer, la manipuler profondément.
Et qu'en est-il des résultats?
Les patients ont parfois des attentes énormes, qu'ils devraient à mon avis beaucoup modérer. Souvent, ils s'étonnent de voir que cela ne se passe pas comme ils l'avaient anticipé, que les choses ne vont pas aussi vite, que des problèmes nouveaux émergent pendant le traitement.
L'expérience psychédélique ne suffit donc pas toute seule?
Exactement. Le vrai travail commence après. Il ne suffit pas de vivre une expérience intense et de retourner à sa vie normale. La séance peut provoquer une prise de conscience sur les choses qu'il faut questionner et modifier. Mettre cela en œuvre dans la vie de tous les jours est difficile.
D'autres vont s'identifier avec une sorte de récit positif en lien avec les psychédéliques. Elles se disent qu'elles ont fait quelque chose d'exceptionnel, qu'elles ont vu la mort en face, leurs démons ou le divin. Cependant, dans la vraie vie, elles ne font rien pour mettre les apprentissages en pratique. Pour moi, ce n'est pas un succès thérapeutique. Cela revient à remplacer un récit rigide par un autre.
Faudrait-il élargir l'usage des psychédéliques à l'ensemble de la population?
Cette question se pose régulièrement dans ce domaine. Certaines personnes estiment que la population dans son ensemble pourrait bénéficier de ces expériences, d'autres pensent que c'est une très mauvaise idée.
Quel est votre avis?
En tant qu'addictologue, je pense qu'on devrait dépénaliser, voire légaliser, l'usage de ces substances, car elles ne nuisent à personne, et ce constat a été établi par des recherches tout à fait sérieuses.
Pourquoi?
Je suis d'avis que l'on vit une crise de conscience collective. Il ne faut pas uniquement se focaliser sur la souffrance de l'individu, mais questionner le fonctionnement de la société dans son ensemble. Pour moi, la souffrance des gens vient d'un dysfonctionnement très profond de la société dont les gens n’ont pas pris conscience.
D'où vient ce dysfonctionnement?
C'est une situation vieille comme notre civilisation. Elle trouve ses origines dans la révolution néolithique, à partir du moment où nous avons commencé à créer des hiérarchies, à donner plus de privilèges à certains individus, à gouverner et maltraiter les gens. Parallèlement, les guerres, les maladies et la famine ont traumatisé la population pendant des millénaires.
Au lieu d'essayer de changer les choses, on prétend que l’être humain est incapable de se gérer et qu’on ne peut rien changer – sauf augmenter le contrôle. Et pourtant, la catastrophe humanitaire et climatique se produit sous nos yeux. C'est une sorte de délire collectif.
Cela a pourtant toujours existé...
Oui, avec la différence que la technologie dont on dispose aujourd'hui permettrait de limiter massivement la souffrance matérielle réelle.
Pourtant, au lieu de créer un monde qui tient compte des vrais besoins de l'être humain, on maintient une société qui, à la base, n'est rien d'autre que du féodalisme qui bétonne une inégalité profondément enracinée. Ce féodalisme ne correspond pas à une loi naturelle, mais est le résultat d’une manipulation profonde de notre conscience par des dogmes qui sous-tendent le patriarcat.
Les substances pourraient-elles entraîner une telle prise de conscience collective?
Il y a quelques années, j'aurais dit oui. Aujourd'hui, je suis beaucoup moins optimiste. Je ne pense pas que les psychédéliques puissent amener un changement de paradigme aussi facilement. Ces substances peuvent aider, mais c'est la culture de conscience qui fait la différence. En d'autres termes, l'intention et l’honnêteté intellectuelle qui accompagnent cette démarche.
On ne peut pas juste soigner l'individu, par exemple d'un burnout, et le renvoyer dans le même système qui l'a rendu malade. Il y a 100 ans, les psychiatres ont traité les traumatisés de la guerre dans le but de les renvoyer au front. Je ne veux pas être ce type de psychiatre. Il faut développer une sensibilité par rapport aux problèmes sous-jacents de société. Sinon, on soutient l’absurdité.