Sylvia Sasse, professeure en littérature slave à l'Université de Zurich, décrypte le mécanisme permettant à Poutine de manipuler l'opinion publique en Russie et explique pourquoi sa propagande fonctionne aussi bien en Occident et en Suisse.
Pourquoi Trump se laisse-t-il si facilement séduire par la version de Poutine sur le conflit en Ukraine?
Sylvia Sasse: Donald Trump est arrivé au pouvoir en promettant de mettre fin à la guerre en Ukraine. Mais je pense qu'il ne comprend pas la philosophie de Poutine. Chaque fois qu'il constate que les négociations de paix n'aboutissent pas, il cherche d'autres coupables; tantôt Biden, tantôt Zelensky. Et, ce faisant, il reprend aussi le récit de Poutine.
Trump n'est pas le seul à être influencé par Poutine. Comment le maître du Kremlin parvient-il à convaincre les Russes de continuer à soutenir ce conflit?
En retournant la situation: la Russie serait présentée comme une nation agressée, en danger, qui doit faire bloc pour se défendre. Cela rend plus facile l'acceptation de la guerre par la population. Dans cette version, elle mènerait le conflit pour une cause juste, celle de la défense de sa souveraineté.
Et pourtant, la population voit chaque jour des images et des reportages en provenance du front. Comment Poutine parvient-il malgré tout à imposer sa version des faits?
Raconter le conflit comme s'il n’existait pas n'est pas si simple. En Russie, on continue de parler d'«opération spéciale», mais les images qui circulent sur les réseaux sociaux montrent une tout autre réalité.
Comment fait-il?
Un exemple frappant est l'émission télévisée Anti Fake. Contrairement à ce que son nom suggère, elle ne pratique pas la vérification des faits, mais produit surtout de la désinformation. Les téléspectateurs voient défiler des images de la guerre, mais leur attention est immédiatement dirigée vers des détails: une personne à l'écran serait en réalité un acteur, le sang paraîtrait faux, etc. Ce procédé entraîne un regard forensique sur les photos de guerre: au lieu de considérer ce qu'elles montrent, on cherche uniquement des indices censés prouver qu'elles sont truquées.
Le public a alors le sentiment d'être trahi. C'est ainsi qu'apparaît une inversion des affects: la haine se retourne contre les «mauvais» ennemis, ceux qui auraient fabriqué ces prétendues manipulations.
La propagande russe est également répandue chez nous, en Occident. Comment pouvons-nous la reconnaître?
La propagande russe est utilisée de manière ciblée pour servir ses propres intérêts. Ainsi, la journaliste en chef de la propagande de Poutine, Margarita Simonyan, a réussi à publier une tribune dans le magazine féministe allemand «Emma». Cette propagande touche différents camps politiques, mais surtout les partis d'extrême droite et les théoriciens du complot, qui en tirent parfois un profit commercial. Elle se diffuse aussi parmi les opposants aux mesures sanitaires et les sceptiques du vaccin.
Pourquoi tant de groupes différents se laissent-ils séduire par la propagande russe?
C'est comme une offre où chacun peut prendre ce qui l'intéresse. Dès le début de la pandémie du Covid, la propagande russe a fourni aux opposants aux mesures sanitaires et aux sceptiques du vaccin un récit «connecté». Par exemple, on affirmait que la Russie aurait découvert en Ukraine des laboratoires liés au Covid financés par les Etats-Unis. Les narratifs sont toujours adaptés au contexte local.
Comment?
En Afrique, en particulier en Afrique de l'Ouest, la propagande russe se présente à travers un discours anti‑impérialiste et anti-colonial.
Moscou adopte une approche similaire en Amérique latine et, plus largement, dans le Sud global, où elle cherche à se poser en porte‑parole des opprimés et des colonisés. En Allemagne, on remarque surtout un dénigrement extrême des Verts, très critiques envers la politique russe.
Et en Suisse?
Sur RT DE, les articles paraissent soit anonymement, soit sous le nom de Hans-Ueli Läppli, probablement un pseudonyme faisant référence au personnage d'un film suisse datant de 1959. RT affirme que la Suisse aurait déjà abandonné sa neutralité, en accueillant des réfugiés ukrainiens ou en discutant de livraisons d'armes à l'UE.
La propagande s'attaque particulièrement aux médias, et les chaînes russes se présentent en Europe de l'Ouest comme le dernier bastion de la liberté d'expression, alors qu'en Russie, elles censurent.
Comment pouvons-nous mieux gérer la propagande?
S'il existait une recette, nous ne passerions pas tout notre temps à nous en préoccuper. Je pense cependant que les médias ont une grande responsabilité, car la propagande est parfois perçue comme un simple divertissement.
Bien sûr, il faut informer, et je travaille moi-même sur ce sujet, mais, dans les reportages, j’aimerais que la propagande soit moins citée telle quelle et davantage analysée de manière critique.
Traduit et adapté par Noëline Flippe