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Garry Kasparov: «Le régime de Poutine est criminel»

epa09561508 Chess Grandmaster, Russian Garry Kasparov speaks on the third day of the 2021 Web Summit in Lisbon, Portugal, 03 November 2021. More than 40,000 participants take part in the 2021 Web Summ ...
Garry Kasparov, en novembre 2021.Keystone
Interview

«Le régime de Poutine est criminel, il faut y mettre fin»

La légende des échecs Garry Kasparov est un des opposants politiques les plus en vue de Vladimir Poutine. Que pense-t-il de la Russie post-Poutine, de la guerre en Ukraine et de la vie en exil? Interview.
21.05.2023, 07:5821.05.2023, 10:23
Clara Lipkowski / t-online
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Garry Kasparov lève brièvement son verre d'eau et le regarde à travers la lumière avant d'en boire une gorgée. Ce geste de précaution, il le fait à chaque fois, explique-t-il. Car la vie est dangereuse pour les opposants politiques qui ont fui le régime de Vladimir Poutine. Même à l'étranger, sa sécurité n'est jamais complètement assurée.

Si Kasparov est entré dans l'histoire en tant que champion du monde d'échecs, à l'époque soviétique, il est aujourd'hui connu comme opposant du régime de Poutine. Il habite aujourd'hui à New York, mais nous le rencontrons en Bavière, où il est venu pour recevoir un prix.

Garry Kasparov
Ce Russe aux origines arméniennes et juives a grandi en Azerbaïdjan, alors part de l'Union soviétique, et a vécu en Russie après la chute de l'URSS.
Champion du monde d'échecs de 1985 à 2000, il met fin à sa carrière professionnelle en 2005. Depuis, il est actif en tant qu'opposant politique. En 2008, il a fondé avec Boris Nemtsov le mouvement d'opposition Solidarnost. En 2012, il devient président du conseil international de la Human Rights Foundation (HRF).
Il quitte la Russie en 2013 pour prendre la nationalité croate l'année suivante. Il est le fondateur de la «Renew Democracy Initiative» et a écrit plusieurs livres. Il vit en exil à New York.
ARCHIV - 20.01.2020, Bayern, M
Garry Kasparov.image: DPA

L'homme de 60 ans finit de boire une gorgée d'eau (sans danger) et un garde du corps jette un dernier coup d'œil dans la pièce avant de fermer la porte. L'entretien peut commencer.

Vous avez vécu de près le traitement brutal réservé aux critiques de Poutine en Russie. On vous a même frappé à la tête avec un échiquier, vous le champion du monde d'échecs.
Garry Kasparov:
Oui, c'était en 2005. Mais par rapport à ce que les gens vivent aujourd'hui en Russie, c'était à peine une agression. Un jeune homme avec des lunettes a ouvert un échiquier pour que je le signe. Je me suis demandé pourquoi il avait laissé les pièces à l'intérieur. J'ai fini par comprendre que c'était pour alourdir le plateau. Il sentait le neuf, il venait de l'acheter dans ce but précis. Peu après, des images de l'incident ont circulé, prises sous deux angles différents. Les sbires de Poutine n'attendaient que ça. Ils voulaient sans doute que je me mette en colère et que je le frappe. Mais je n'ai rien fait et je l'ai laissé partir.

Depuis 20 ans, vous travaillez de manière ciblée contre Poutine en tant qu'opposant politique. Aujourd'hui, le chef du Kremlin est plus puissant que jamais et mène sa guerre contre l'Ukraine. Tous vos efforts ont-ils été vains?
Cela dépend de la manière dont on mesure le succès. J'ai commencé à être actif politiquement en 2005, après la fin de ma carrière d'échecs. Je me suis opposé à Poutine durant de longues années et j'ai explicitement mis en garde contre lui. Je savais que mon combat serait difficile, mais j'ai fait ce que je pensais être juste pour mon pays et ma conscience. Cela s'est terminé par l'exil.

Comme pour tant d'autres opposants...
Oui, les personnes qui ont manifesté pacifiquement avec moi dans la rue ont pour la plupart quitté la Russie.

«D'autres sont en prison, comme Alexeï Navalny, ou morts, comme Boris Nemtsov. Mais ce que j'ai fait était juste»

Et l'opposition russe est en ce moment dans sa meilleure forme depuis de nombreuses années.

Est-ce vraiment le cas? On entend pourtant exactement le contraire.
Oui, l'opposition est en pleine forme. Elle ne se fait plus d'illusions. Il n'y a plus aucune attente de pouvoir influencer positivement ce gouvernement. Le 24 février 2022 a tué toutes les illusions. Il y a quelques jours seulement, il y a eu un grand rassemblement à Berlin, dirigé par Mikhaïl Khodorkovski, où différents courants de l'opposition ont signé une déclaration commune. Elle ne va pas tout changer et elle est remplie de compromis. Mais elle contient des éléments clés qui nous unissent en tant qu'opposition. Je l'ai signée.

Vous y demandez la libération complète de l'Ukraine...
...et la restitution complète de tous les territoires illégalement annexés. Cela inclut Sébastopol et l'ensemble de la Crimée. Nous exigeons des réparations de la part de la Russie. Nous voulons que les criminels de guerre soient traduits en justice et que les enfants ukrainiens enlevés en Russie soient rendus à leur famille.

«Le régime de Poutine est criminel et il faut y mettre fin. Tout cela est écrit dans la déclaration. C'est un grand pas en avant»

D'autres actions communes sont-elles prévues?
Oui. En juin, une autre réunion se tiendra à Bruxelles, organisée par l'Union européenne (UE). L'objectif est de réunir l'opposition russe avec les chefs de l'UE, son représentant pour les affaires étrangères, Josep Borrell, et la présidente du Parlement européen Roberta Metsola. Ceci est la prochaine étape pour l'opposition. Ensuite, nous discuterons des scénarios d'après-guerre.

La guerre fait encore rage. N'est-il pas trop tôt pour cela?
Une chose est claire: le futur de l'opposition dépend de la victoire ukrainienne. Nous ne nous battons pas pour des voix, nous nous battons pour la victoire. Et les vrais patriotes russes doivent aider l'Ukraine à y parvenir. C'est la condition sine qua non à toute forme de changement en Russie.

L'opposition russe comprend différents camps. Alexeï Venediktov, par exemple: le chef de la chaîne Echo Moskvy, autrefois critique envers le Kremlin, mais qui prend aujourd'hui la défense de Poutine. Alexeï Navalny reste controversé. Comprenez-vous que les Ukrainiens ne font pas confiance à l'opposition russe à cause de tout cela?
Je le comprends mieux que quiconque. Je suis probablement la seule personne, à part les opposants les plus jeunes parmi nous, à n'avoir jamais signé ou négocié d'accord avec ce gouvernement.

«Mais on ne peut pas faire un travail d'opposition tout seul. Il faut des alliés»

C'est pourquoi la signature de cette déclaration est si importante. Ce n'est pas à moi de juger ce que ces personnes ont fait par le passé. Tous ceux qui la signent aujourd'hui sont des alliés: ils s'engagent à respecter nos objectifs. Alors travaillons avec eux! J'ai eu des discussions avec beaucoup d'entre eux, avec Sergueï Gouriev par exemple, il y a des années déjà (réd: ancien conseiller et rédacteur de discours de l'ancien président par intérim Dmitri Medvedev). Ou regardez Alexeï Navalny...

...à qui l'on reproche entre autres d'avoir remis en question le retour de la Crimée à l'Ukraine.
Oui, mais il a fondamentalement changé d'attitude au fil des ans. Il y a des intellectuels russes qui ne signent pas cette déclaration. Mais nous avons des exigences claires et nous traçons pour cela une ligne correspondante. Ceux qui veulent nous soutenir doivent la franchir.

Vous avez prédit l'effondrement du régime de Poutine pour 2023. Vous y croyez toujours?
Eh bien, je dois dire honnêtement que je m'attendais à ce que l'Occident fournisse des armes de manière nettement plus agressive. Ce qui est sûr, c'est que le régime de Poutine ne survivra pas longtemps une fois que le drapeau ukrainien sera hissé à Sébastopol. Nous pourrons alors compter les jours jusqu'à son effondrement. Dès l'instant où les troupes ukrainiennes pénètrent en Crimée, le régime devient fragile.

Votre compagnon d'armes et ex-oligarque Mikhaïl Khodorkovski a présenté des scénarios pour une Russie post-Poutine. Un objectif: un fédéralisme fort. Vous avez évoqué d'éventuelles pertes de territoires. Pourquoi?
L'effondrement d'un empire est toujours accompagné par de fortes tentatives de sécession. Au Tatarstan (réd: la région russe où habitent les Tatars), la fierté tribale est très forte. Dans la région de Bachkirie, c'est la même chose. Soyons réalistes: il faut au moins s'y préparer, car l'Empire russe a été constitué par le regroupement de nombreuses régions autrefois indépendantes. Si le Caucase du Nord voulait faire sécession, ou la Tchétchénie... Je ne le souhaite pas.

«L'éclatement de la Russie serait un scénario plus que compliqué»

Je ne vois pas le pays se désintégrer pour que la quinzaine de régions se transforment magiquement en quinze démocraties. Ce qui serait probable, ce serait quelques démocraties et surtout une grande quantité de dictatures locales. Dont certaines auraient accès à des armes nucléaires.

Un scénario inquiétant...
Les États-Unis, en particulier, sont inquiets. Et il ne faut pas oublier la Chine: elle ferait de certaines régions ses propres satellites et deviendrait encore plus puissante.

«D'un point de vue de stabilité géopolitique, il est cent fois préférable que la Russie reste le plus unie possible»

C'est pourquoi Khodorkovski souligne l'importance d'un fédéralisme fort: cela signifierait vivre et coopérer sur un terrain commun.

Vous avez dit un jour que vous seriez disponible pour une Russie d'après-guerre, mais pas en tant qu'homme politique. Quel rôle occuperiez-vous alors?
Je ne me présenterai pas aux élections. Et la Russie ne votera pas le premier jour après la guerre. Il y aura une phase de transition. Quand ont eu lieu les premières élections libres en Allemagne après la fin de la Seconde guerre mondiale? En 1949. Cela fait quatre ans de transition. En Russie, ce sera pareil. Nous devons préparer la Russie pour cette transition et je pourrai jouer un rôle important lors de cette phase. Ensuite, il sera question de liens, de réseaux, de la réputation de notre pays. Je peux aider Mikhaïl Khodorkovski et d'autres à construire une nouvelle Russie, une Russie pacifique, qui se développe économiquement et qui travaille avec l'Occident.

Donc plutôt comme conseiller en arrière-plan?
Nous ne connaissons pas encore la structure de cette Russie post-Poutine.

Mais qui va construire la nouvelle Russie? Des centaines de milliers de personnes ont quitté le pays. La classe moyenne? La propagande ronge le cœur des gens.
Pour l'instant, la propagande fonctionne parce que les gens croient qu'ils vont gagner la guerre. C'est pourquoi cela m'énerve quand j'entends des hommes politiques occidentaux dire que Poutine a déjà perdu la guerre. Dites-le-lui, parce qu'il n'est pas au courant! Et plus de centaines de millions de Russes ne le savent pas non plus! Le moment de la défaite est important.

«Ce "moment 1945", ce sera celui de la désillusion absolue»

Et vous pensez qu'après cela, les Russes se dirigeront vers une démocratie?
Oui, mais parce qu'ils sont pragmatiques, pas parce qu'ils seront convaincus par les valeurs occidentales. Et ce pragmatisme, Khodorkovski en tient compte dans son concept. Et, d'ailleurs, c'est pourquoi un tribunal contre Poutine est si important. Car les élites se détourneront d'un criminel de guerre officiellement reconnu, et la population aussi.

Vous vivez à New York, où le soutien à l'Ukraine et sa guerre très lointaine font parfois l'objet de controverses. On demande une réduction des livraisons militaires. Craignez-vous que cela ne coûte la victoire à l'Ukraine?
Aux Etats-Unis, il y a les votes marginaux, à gauche comme à droite, et bien sûr, il y a Donald Trump. Mais je ne vois pas de risque de réduction de l'aide militaire. Ce que je crains en revanche, c'est que le gouvernement de Joe Biden échoue en 2024. Les Etats-Unis pourraient alors retarder les livraisons d'armes si cela correspond mieux à leur calendrier politique. Mais le consensus au niveau du soutien est là. En novembre ou décembre de cette année, les chars américains arriveront de toute façon en Ukraine.

Traduit et adapté de l'allemand par Léa Krejci

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Ces soldats russes au front demandent de l'aide à Poutine
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