C'est un besoin pressant qui a failli coûter la vie à l'homme le plus puissant du monde. Un soir de janvier 2018, au milieu de la nuit et de la mer des Caraïbes, Rupert Murdoch doit faire pipi.
Dans la cabine du somptueux yacht familial en fibre de carbone de 140 pieds de long, il tâtonne et s'encouble. Le voilà allongé sur la moquette. Incapable de bouger. Ce sont ses lourds gémissements qui finiront par tirer sa quatrième épouse, Jerry, du sommeil. «Il a failli mourir», affirme une personne proche de la famille à Vanity Fair. L'alerte est donnée.
Une simple marche d'escalier. On pensait qu'il en faudrait plus pour faire flancher l'insubmersible magnat des médias. Lui, l'empereur, le monstre, le faiseur de rois et de présidents, à la tête d'une fortune estimée à 17 milliards de dollars. Lui qui a bâti, sur la base d'une petite entreprise de presse héritée de son père, un empire médiatique mondial et tentaculaire. Un conglomérat de chaînes de télé, services d'information, maisons d'édition, studios de cinéma hollywoodiens et titres de presse parmi les plus consultés du monde, qui comptent Fox News, le Times ou le Sun. Parmi tant d’autres.
Pour amasser ces milliards et se hisser au sommet de l'influence mondiale, Rupert Murdoch a dû détruire tout ce qu'il touchait. Vérité, décence, environnement, droits des femmes. Et surtout, sa propre famille.
Ce sont ces mêmes enfants que Jerry Hall appelle, la nuit de l'accident, dans la panique. Après sa chute, leur père a été héliporté vers un hôpital de Los Angeles. Rupert Murdoch se trouve dans un état critique. Il leur faut se précipiter à son chevet. Faire la paix.
Prudence, Elisabeth, Lachlan, et James, qui arrivent respectivement de Londres, New York ou encore Los Angeles, se préparent à cet instant depuis leur naissance. La succession serait arrivée. Enfin.
L’accident presque fatal d’un père, quatre enfants à son chevet, et des années passées à se disputer la reconnaissance, la boîte et la fortune de papounet. En effet, ça ressemble à s’y méprendre au pitch de Succession. Son créateur, Jesse Armstrong n'a jamais caché sa fascination pour la dynastie Murdoch, à laquelle il a d’ailleurs consacré un scénario il y a quelques années, sans jamais le réaliser.
Dans une interview pour le magazine Variety en 2018, le réalisateur jure toutefois que les Roy sont bien «une famille fictive». «Il y a plein d'histoires de succession sur lesquelles s'appuyer», tient à ajouter le créateur.
Mais revenons à nos moutons: les vrais rejetons de Rupert Murdoch. Rongé par la question de son héritage, le monstre des affaires n’a pas élevé des enfants, mais de futurs magnats des affaires. Quatre bons petits produits d'entreprise. Une nouvelle génération sur laquelle il pourra compter, pense-t-il, le jour venu.
Depuis 1997, lorsqu'il leur a annoncé comment il imaginait régler la question de la succession pour la première fois, tout a changé. Une guerre intestine se joue désormais entre les quatre enfants.
Décrite en 2008 par un journaliste avec assez peu de finesse comme «petite, grassouillette, démodée et plutôt échevelée», Prudence, alias «Prue», est la première fille de Rupert, issue de son union avec une hôtesse de l'air. Une aînée qui se considère depuis toujours comme une étrangère, sans place dans l'empire de son père.
C'est peut-être pour cette raison qu'elle est la seule de la fratrie à se tenir éloignée des querelles de pouvoir.
En 1968, le deuxième enfant du milliardaire, Elisabeth, voit le jour. Avisée, très rusée, elle est sans doute celle qui «ressemble le plus à Rupert», souligne Jim Rutenberg, journaliste au New York Times, dans une série télévisée de CNN, consacrée à la dynastie Murdoch. La plus pointue de ses enfants, certes, mais il y a un hic: c'est une femme. Autant dire, une tare aux yeux du conservateur patriarche, habité par l'idée d'une primogéniture à l'ancienne.
Introduite dès les années 90 au sein de l'entreprise familiale, Elisabeth prouve ses talents de dirigeante impitoyable et se hisse comme concurrente potentielle à la tête du royaume. La jeune femme, qui licencie sans pitié les anciens fidèles et réduit drastiquement les coûts d'exploitation, sera vite déçue. En 2000, après avoir affiché son soutien envers sa mère, pendant le divorce houleux de ses parents, elle est rayée de la liste. Supplantée par son frère cadet, elle quitte l'entreprise pour fonder sa propre société de production télévisuelle indépendante, qui connaîtra un succès phénoménal au Royaume-Uni.
Premier fils mâle de Rupert Murdoch, Lachlan incarne très vite l'héritier idéal. Facile à vivre, affable, constant et surtout pas compliqué, le «chouchou» exerce une profonde influence sur son père. Et inversement. Au sein du clan, la préférence n'est un secret pour personne, même si le magnat tient à répéter à son entourage qu'il «aime tous ses enfants».
Lachlan, qui partage son amour atavique pour leur pays d’origine, l’Australie, et (surtout) la vision politique très à droite de Rupert Murdoch, accède à son premier poste de direction dans l'empire à l'âge de 22 ans. Trois ans plus tard, il est promu à la tête de l'ensemble de News Corp, en Australie. Il devient dès lors l'héritier présumé, «le premier parmi ses pairs».
Sept ans plus tard, catastrophe. Après une bataille perdue contre d'autres cadres de l'entreprise, le successeur tout désigné démissionne avec pertes et fracas et s'installe à Sydney. Sa dégaine de motard, ses tatouages sur ses muscles saillants et son nom célèbre font de lui une icône de la culture pop, une sorte de prince William à la sauce australienne.
Le départ du fils prodigue fait de James, deuxième fils de Rupert Murdoch, l'héritier présomptif du trône. Agressif, implacable, concentré, distant, précis, son caractère diffère de son frère autant qu'il ressemble dangereusement à celui de son père. A défaut de partager les idées.
Ceinture noire de karaté, James se lève tôt, aligne les entraînements à la salle, arrive au bureau avant tout le monde et repart à temps pour mettre ses enfants au lit.
Le cadet s'est longtemps tenu à l'écart de l’emprise paternelle, se rêvant archéologue, historien, voire chanteur de rap. Durant sa première année d'université à Harvard, il fonde Rawkus Records, label de hip-hop auquel il se consacre à plein temps, après avoir abandonné ses études. Un succès critique, mais pas financier, que son père accepte bon gré mal gré de racheter en 1996.
Fort de cet échec, James rejoint à son tour la boîte de papa et la division musique de News Corp. L'éternel adolescent troque sa tignasse blonde de hipster décolorée, ses piercings et ses boucles d'oreille pour un look d'«homme d'affaires chevronné», barbe fournie, chemise blanche et lunettes à monture d'acier.
Tout au long de la décennie, James gravit les échelons, jure de rendre l'empire Murdoch neutre en carbone et investit dans de prestigieux médias comme Hulu et National Geographic Channel. Au point de devenir le meilleur successeur potentiel, après le saut de son frère Lachlan hors du paquebot familial.
C'est sans compter le scandale de piratage téléphonique qui ébranle l'institution familiale et son titre News of The World, en 2011.
Empêtré dans l'affaire jusqu’au cou, James jette l'éponge et démissionne. On dit que sa soeur, pourtant mise hors de la succession depuis longtemps, n'y serait pas pour rien, exhortant son père de le mettre à la porte, avec l'objectif de prendre sa place, selon le New York Times. A l'époque, les relations au sein du clan sont si tendues qu'ils en viennent à suivre une thérapie de médiation, selon les révélations de Sarah Ellison, rédactrice en chef de Vanity Fair.
Qui, alors, pour reprendre les rênes à la suite de Rupert Murdoch? A l'été 2014, le magnat, désormais âgé de 84 ans, change d'avis. Après tout, les absents ont toujours tort. Le patriarche, qui n'a jamais caché son irritation pour la politique très libérale de James, courtise dès lors son aîné avec toute la détermination qui le caractérise.
Lachlan accepte de revenir d'Australie pour endosser à nouveau la cape du super-héritier. La nouvelle sera annoncée à un James livide, non pas par Rupert, mais par son propre frère, lors d'un déjeuner d'affaires à Manhattan.
Cette énième désignation ne met pas fin aux guerres fratricides dans la course à l'empire paternel. Loin de là. En 2017, Murdoch accepte de céder la 21st Century Fox, son studio de cinéma, au géant Disney, pour 52,4 milliards de dollars.
Signé quelques semaines seulement avant la mauvaise chute de Murdoch sur le yacht familial, l'accord prévoit notamment de placer Lachlan à la tête de la chaîne Fox News. Le fondateur y voit un triomphe et la résolution de ses problèmes de succession. Pour Lachlan, c'est un camouflet, une façon pour le paternel de démanteler l’empire auquel il a droit, trois ans seulement après l'avoir fait revenir d'Australie.
James, quant à lui, saisit cette opportunité pour se lancer à son compte. Après avoir passé presque toute sa vie à tenter de prouver qu'il était digne de diriger le navire, le cadet finit par rompre définitivement les liens. Quant à son frère, l'élu, il ne lui adresse plus la parole. Une source proche de la famille susurre d’ailleurs à Vanity Fair que Lachlan soupçonne James d'avoir divulgué des secrets de famille aux auteurs de la série Succession. Tiens tiens...
Nous sommes en 2022. Rupert Murdoch est toujours là. A 92 ans, il vient de mettre fin à son quatrième mariage par e-mail, rompre ses fiançailles aussi fraîches qu'inattendues dans la foulée et de sortir le nez d'un procès retentissant, qui a coûté 780 millions de dollars (et sa réputation) à sa bien-aimée chaîne Fox News.
Sa mort pourrait déclencher une lutte de pouvoir d'une violente inégalée. Sur les huit voix que compte son conseil d'administration, Rupert Murdoch en compte quatre. Elisabeth, Lachlan, James et Prudence disposent d’un vote chacun. A la disparition de l'alpha, les quatre voies seront réparties entre eux, selon des proches du dossier.
La progéniture de Murdoch aura donc son mot à dire sur la nouvelle direction. En coulisses, il se murmura que James attend son heure. Et que, contre toute attente, ses soeurs pourraient le soutenir dans son projet de renverser Lachlan et redessiner le paysage médiatique et politique du monde anglophone.
Au sein de Fox News, l'étoile aux yeux de Rupert Murdoch, plane une peur viscérale d'une reprise en mains par James. A l'interne, on craint que ce libéral de la première heure ne purge la chaîne de télévision conservatrice pour la transformer en alternative de centre-droit de sa concurrente, CNN.
D'autres, au contraire, évoquent la possibilité que James ne choisisse de vendre la chaîne préférée de son père, à une société d'investissement, histoire de se débarrasser d'un actif hautement toxique.
Quant à Lachlan, ostracisé pour son déni du changement climatique, il a fui Los Angeles pour ramener sa famille en Australie, en mars 2021. Plus d'un analyste de Wall Street pense qu'il pourrait tout simplement se «faire virer le jour de la mort de Rupert».
Veut-il même le trône? Plusieurs sources en doutes, avançant l'hypothèse que le fils aîné dirige l'entreprise par pur sens du devoir filial. «Lachlan va tous les jours à la salle d'escalade. Je pense qu'il a en quelque sorte perdu tout intérêt depuis le départ de James, mais il essaie toujours d'impressionner son père», glisse un proche. Son patriarche disparu, peut-être Lachlan choisira-t-il de couler des jours paisibles sous le soleil de Sydney.
Contrairement à la série qu'elle a inspirée, la saga instable et brutale des Murdoch n'a pas encore connu son dénouement. Il s'annonce déjà palpitant.