Quand on lui explique à quel point les Européens ne comprennent pas le phénomène Donald Trump, Angelo feint la surprise avant d'acquiescer: «Ouais, Trump, c'est sans doute un truc très américain». Armé d'un rhum coca et d'une furieuse envie de taper la discute avec ce journaliste suisse égaré dans le Missouri, il nous avoue qu'il a, lui aussi, été catapulté dans le Midwest pour le boulot.
Angelo est un pur produit new-yorkais, élevé et nourri dans la «ville la plus célèbre du monde». Forcément jaloux, nos yeux ne peuvent s'empêcher de le toiser comme une publicité qui surplombe Times Square.
Avant, dans la bouche d'Angelo, c'est l'époque du maire Rudy Giuliani, quand le sous-fifre du milliardaire de Mar-a-Lago avait entrepris de nettoyer la Grosse Pomme de sa pègre.
«J'ai quelques photos dans mon téléphone si ça t'intéresse, ce n'est pas joli à voir.» On refuse poliment la séance diapo et le coup à boire qu'il nous propose, sur le patio de cette élégante bicoque coloniale que nous partageons le temps d'une nuit. Jamais pendant le service, comme on dit. «Cette maison est si lovely que je regrette presque de ne pas avoir emmené ma femme avec moi», rigole le sexagénaire.
Il faut comprendre que s'enfoncer dans le Midwest automnal, qui plus est la veille d'Halloween, c'est aussi exotique pour un Vaudois que pour un New-Yorkais. Notre homme vit à Long Island et bosse au centre-ville, pour une société chargée de retaper les structures du subway.
Et depuis que l'on arpente ce gigantesque pays, les réactions sont à chaque fois les mêmes au moment d'avouer que l'on couvre l'élection présidentielle:
Un peu comme si les habitants s'excusaient d'imposer une telle échéance au reste du monde. Le journaliste suisse possède d’ailleurs un avantage indéniable sur les confrères du New York Times: ses interlocuteurs n'ont pas grand-chose à reprocher aux médias européens.
Angelo, comme tant d'autres avant lui, a l'impression de pouvoir vider son sac sans crainte et en profite même pour s'enquérir de l'image des Etats-Unis en cette année électorale. On revient naturellement sur le «mystère Trump», que seule une petite poignée d'Européens, comme Albert Rösti, soutiennent.
On rectifie: «Le milliardaire est au mieux perçu comme un clown, au pire comme un dangereux dictateur, peu importe l'adversaire en face de lui».
Angelo est un électeur inscrit comme indépendant. Un indépendant plutôt conservateur. Mais attention, «pas le conservateur du fin fond du Texas, intolérant à tout ce qui n'est pas comme lui». C'est à ce moment-là que notre ami d'un soir souhaite tordre le cou à une idée reçue: «Arrêtez de croire que tous les Américains sont des extrémistes, de droite ou de gauche. La plupart d'entre nous gravitent au centre».
En 2008, Angelo avait tout misé sur Obama, d'abord parce qu'il savait très bien s'exprimer et qu'il avait la stature nécessaire pour mener la nation. «Un candidat qui parle clairement, c'est important. C'est d'ailleurs la seule manière d'en savoir plus sur ses projets et sa personnalité», précise celui qui votera ensuite pour le républicain Mitt Romney, avant de soutenir Donald Trump. Selon lui, «Kamala Harris n'est pas légitime parce que les Américains n'ont pas eu le choix. Elle a été imposée et pas mal de membres du parti ne l'ont pas digéré».
Un New-Yorkais qui va voter pour Donald Trump ne se sent-il pas un peu isolé dans cette ville bleue et volontiers progressiste? Angelo se marre: «C'est une question de journaliste à une semaine de l'élection, ça. Au quotidien, qui plus est dans une métropole comme New York, nos préférences politiques n'existent pas, personne ne se promène avec un tatouage démocrate sur le front».
Il tient malgré tout à rappeler que l'Etat de New York, une fois que les gratte-ciels ont disparu du rétroviseur, est républicain. Une guerre ville-campagne que l'on retrouve d'ailleurs dans le reste du pays, même si la bouillante Miami a viré Trump en 2016.
Comme la plupart des électeurs du milliardaire rencontrés sur la route, Angelo n'en a pas grand-chose à faire du personnage Trump. A l’instar d’un Barack Obama, il trouve qu’il sait parler «aux petites gens, avec un vocabulaire simple, loin du jargon universitaire». Quand le candidat de 78 ans se lance dans des diatribes extrémistes et loufoques, notre interlocuteur se bouche les oreilles et lève les yeux au ciel.
Selon lui, Trump a d'ailleurs «manqué une opportunité de laisser Kamala Harris faire des erreurs», durant le seul débat télévisuel qui les a opposés. A soixante ans, Angelo mène une vie paisible, loin des turbulences politiques, ne mettra jamais un pied dans un rallye du milliardaire et aimerait surtout que l'Etat lui fiche la paix, quitte à regretter ses mauvais choix:
Et si intervention il y a, il ne serait pas contre un peu plus d’attention sur les «vraies préoccupations» des Américains. «Je trouve que l'on ne fait pas assez pour nos jeunes qui se retrouvent avec une seringue dans le bras dans les rues de New York, pour la maman célibataire qui ne s'en sort pas, pour le vétéran qu'on abandonne».
Le fameux America First, c'est ça? «Ah, la phrase qui fait peur! Je peux comprendre que ce slogan soit perçu comme agressif, il est maladroit et ne reflète pas la réalité. Je ne demande pas à ce que l'on sauve l'Amérique avant l'Ukraine. J'aimerais juste que le gouvernement puisse montrer la même détermination pour ses électeurs en difficulté».
Alors que l'on s'apprêtait à prendre congé, surprise, c’est la première fois qu’un Américain décapsule lui-même la discussion à propos de la communauté LGBTQ+. Non sans marcher sur des œufs: «Vous avez aussi ça, en Suisse? Ici, la discussion est explosive». Angelo a une fille qui «croyait être lesbienne à l'adolescence, avant de réaliser qu'elle ne l'était pas». C'est là que le boomer, pétri de méconnaissance, se dévoile peu à peu, avouant avoir un peu de mal «avec toutes ces histoires de genre. Je n'aime pas que l'on m'impose une façon de penser».
Angelo se souvient soudain que l’on vit en Suisse et avoue de lui-même «ne rien savoir» de cette lointaine contrée. «Les montagnes? Le chocolat?» Voilà.
La stabilité politique, aussi. En apprenant que notre président, c’est d’abord un collège de ministres qui se passent doucement le témoin et que le peuple suisse est constamment traîné aux urnes pour s’exprimer sur tout (et parfois n’importe quoi), il armera la remarque qui tue: «Si tout change constamment, c’est que le pays n’est pas si stable que ça en réalité». De quoi sérieusement méditer en s’envoyant un steak dans un bon vieux sport-bar de Kansas City.