Elle a beau se décrire comme une «fille à papa», Dasha - Daria, pour les intimes - en a dans le ventre et les reins solides. Il en faut, pour défier le tout-puissant président de Russie. Un autocrate qui jette ses opposants en prison pour avoir éternué trop fort et qui a persécuté son père pendant plus de 10 ans. Le 16 février, Vladmir Poutine a fini par avoir la peau de son ennemi n°1. Alexeï Navalny. Depuis, c'est sur sa fille, verve et blondeur insolente, que sont concentrés tous les regards.
Ce jeudi, la jeune femme recevait les condoléances du président Joe Biden, à San Francisco, aux côtés de sa maman, Ioulia Nalvanïa. Mère et fille se sont retrouvées quelques heures plus tôt à peine. Enfin. Des retrouvailles intenses, nécessaires, après l'annonce de la mort d'Alexeï Navalny.
«Forte, courageuse, résiliente». Les termes ne sont pas galvaudés pour décrire cette étudiante de 23 ans, dont on ne sait finalement pas grand-chose. Juste ce qu'elle a bien voulu nous dire, au détour d'une interview pour le Spiegel ou CNN.
Dasha Navalnaïa est née à Moscou, «début septembre» 2001. Une ville dans laquelle elle a grandi, une ville qu'elle aime par-dessus tout. Son enfance, la fille de l'opposant politique le plus surveillé de Russie la qualifie de «normale». Sa mère, Ioulia, une femme plutôt sévère et exigeante avec qui elle peut facilement se prendre de bec, y a veillé.
«Une enfance normale», c'est un bien grand mot pour une fillette qui a grandi avec le FSB pour voisin et a vu son père placé en détention pour la première fois à l'âge de 10 ans. Lors de cette perquisition, la graine de rebelle planque son ordinateur portable sous son t-shirt - un épisode sur lequel Dasha ne souhaite d'ailleurs plus s'étendre en interview.
Il arrive que des hommes entièrement vêtus de noir et de casquettes de baseball la suivent quand elle va ou cinéma ou à son cours de gym. Dasha ne s'en formalise pas. «Au bout d’un moment, mon père a décidé d’en faire un jeu. Chaque fois que nous prenions le métro, nous attendions jusqu’au dernier moment et descendions du wagon juste avant la fermeture des portes, et les agents du FSB restaient bloqués», raconte-t-elle avec détachement et un grand sourire, lors d'une conférence TED en 2023.
Sérieux, humour, optimisme. Les mots d'ordre, chez les Navalny. Les dîners ont beau être rythmés par les discussions politiques, il y a aussi beaucoup de rires et taquineries. Des chants à tue-tête dans la voiture, des balades au parc et des sorties au ciné. Malgré les arrestations (une tous les ans, à compter de 2011), Alexeï Navalny est un père présent pour ses deux enfants. C'est lui qui apprend à Dasha à monter à vélo, résoudre des équations mathématiques et comprendre, en grammaire, le concept nébuleux du «point-virgule».
Ce n'est qu'à l'adolescence que Dasha Navalnaïa réalise l'ampleur des dangers auxquels s'expose son père. Ce jour de 2017 où «ils ont pulvérisé de l'antiseptique sur son visage». Une opération chirurgicale majeure sera nécessaire pour sauver sa cornée. Mais il n'y a pas de place pour la peur. La cause des Navalny est plus grande. «Le fait de savoir que mon père se bat pour mon avenir, celui de mon frère et celui de la Russie, ça m'aide probablement», admet-elle en 2021, peu après la tentative d'empoisonnement de son père.
Si elle admet qu'il est «impossible» de s’habituer à l’idée que «ses proches puissent être emprisonnés ou tués à tout moment», au fil du temps, cette perspective a fait partie de la routine familiale. Lorsqu'Alexeï se prépare à prendre part à une manifestation, Dasha lui lance avec ironie: «Je suppose que tu ne viendras pas dîner ce soir?». Il répond par un ricanement.
Ce matin du 20 août 2020, Dasha dort encore profondément lorsque sa mère, Ioulia, se précipite à l'aéroport et saute dans un avion à destination de la Sibérie. La jeune femme de 19 ans apprendra la nouvelle sur Twitter: son père a été empoisonné. Son sort est incertain.
Transféré à Berlin au terme de deux jours de bataille avec les autorités russes, Alexeï Navalny n'est alors que l'ombre de lui-même. «C'était comme dans les films», se souvient sa fille.
Il faut rester forte. Toujours. Pendant que son père doit réapprendre à parler, à marcher et à tenir une fourchette, père et fille regardent The Last Dance, le documentaire sur les Chicago Bulls, sur Netflix, en langue originale.
Six mois plus tard, il est temps pour Dasha Navalnaïa de reprendre la route de l'université de Standford, en Californie, où elle étudie depuis 2019. Son papa tient à l'accompagner à l'aéroport. Tous deux savent, au fond d'eux-mêmes, que même si cette rencontre n'est pas la dernière, ils devront attendre longtemps avant de se revoir. Juste avant que Dasha ne saute dans l'avion, Alexeï la serre dans ses bras et lui répète à l'oreille: «Apprends, et fais ce que tu aimes. Apprends, et fais ce que tu aimes. Fais ce que tu aimes.»
Quelques jours plus tard, le 17 janvier 2021, Alexeï Navalny rentre en Russie. Il est aussitôt arrêté et placé en détention. Il n'en sortira plus.
Pour Daria, il est temps de suivre les traces de ce père incarcéré. Ce «super-héros» qu'elle a toujours admiré et auquel elle aspire, coûte que coûte, à ressembler. «Je parle comme lui et je bouge comme lui. Maman m'a souvent réprimandée pour ça. Elle ne voulait pas que j'adopte ses manières. Elle me disait que je devrais être plus féminine», glousse l'adolescente qui se décrit avec ravissement comme une «fille à papa».
Alors, entre deux cours de psychologie, c'est tout naturellement qu'elle prend la place d'Alexeï Navalny lors d'évènements publics. En décembre 2021, elle reçoit le prix Sakharov pour la liberté de l’esprit en son nom devant le Parlement européen. Son discours, cinglant, accuse les politiciens occidentaux d’être laxistes face à l'autoritarisme de Vladimir Poutine. Deux mois plus tard, le président russe lançait l'offensive contre l'Ukraine. Clairvoyante, Dasha Navalnaïa.
Et surtout courageuse. L'automne dernier, à l'occasion d'une conférence TED, la jeune femme de 23 ans n'hésite pas à rentrer dans le lard du président russe. «Contrairement à mon père, Poutine est un lâche. Un lâche qui, avec ses complices, ne peut plus se soustraire aux conséquences de ce qu’ils ont fait à mon pays et à la démocratie dans le monde entier.» C'est dit.
La distance, l'absence, le manque, père et fille les comblent avec des lettres. Peu de coups de téléphone (placés sur écoute) et encore moins de visites en prison. Sur les trois ans qu'a duré son incarcération, entre 2021 et 2024, Dasha n'a vu son père que deux fois. «Il me manque chaque jour», admet-elle, l'automne dernier. «J'ai peur que mon père ne puisse pas venir à ma cérémonie de remise des diplômes ou m'accompagner jusqu'à l'autel le jour de mon mariage.»
Une leçon que Dasha Navalnaïa doit, aujourd'hui, appliquer plus que jamais. Une fois sa maîtrise de psychologie en poche, cette graine de rebelle a promis de retourner à Moscou, sa ville de coeur, pour achever le projet de son père: souffler sur la Russie un vent de liberté. Et vaincre Vladimir Poutine. Le voilà prévenu.