Les cheveux d'un blond translucide sont tirés en arrière, les traits graves et ciselés au rasoir, les yeux ourlés de noir rivés droit devant elle. La voix est grave, légèrement tremblante, mais Ioulia Navalnaïa, 46 ans, dégage détermination et sang-froid. Jamais elle n'a cédé à l'abattement. Ce n'est pas ce 16 février qu'elle va commencer. Une profonde inspiration, et elle entame son discours. Sans une note, sans une larme. L'assistance, fascinée, boit ses paroles.
Ce n'est pas vraiment le discours que Ioulia avait imaginé pour sa première allocution à la Conférence de Munich. Car si elle s'est faufilée entre les puissants, diplomates et dirigeants, c'est d'abord pour rappeler à leur bon souvenir la vie de son homme, à des milliers de kilomètres de là, dans un goulag glacial de Sibérie. Et puis, un peu avant midi, la nouvelle est tombée. Il n'y avait plus de vie à défendre. Alexeï Navalny, l'homme de sa vie, est mort.
De cette blonde électrisante sur la scène, pendant des années, on sait seulement qu'elle est l'épouse d'Alexeï Nalvany, l'homme le plus traqué de Russie. Une présence discrète, mais constante, au milieu de la foule de journalistes, admirateurs, dissidents et collaborateurs qui gravitent perpétuellement autour du célèbre opposant politique.
Tout juste connaît-on les circonstances dans lesquelles cette diplômée d'économie et de politique internationale, née au sein de la classe moyenne sup' de Moscou, a rencontré son futur époux. Nous sommes en 1998, sur une plage de ces hôtels all inclusive de Turquie qui proposent aux clients russes, soleil, piscine, cocktails et buffet à volonté. Ils ont 22 ans. Lui, c'est un jeune avocat dans l'immobilier, déjà un peu investi en politique - rien toutefois qui ne laisse présager de la menace qu'il fera un jour planer sur le régime Vladimir Poutine. Pour l'instant, il est «juste Alexeï».
Un grand bonhomme maladroit aux épaules voûtées, aux yeux bleu glacier et au petit bide à bière - «un homme-enfant» résumera un proche - fort impressionné par cette jeune femme capable de lui citer tous les noms des ministres russes en exercice, au détour de la conversation. «Il a immédiatement senti que je serais sa femme», se souviendra-t-elle. Deux ans plus tard, c’est chose faite. Leur première fille, Dasha, naît en 2001. Suivie d'un garçon, Zakhar, en 2008. Ioulia délaisse presque immédiatement sa carrière dans la banque pour celle de femme au foyer. Sans réaliser encore la tâche titanesque l'attend.
Il ne s'agit pas seulement pour cette mère de famille de maintenir un semblant de «normalité», entre deux arrestations, perquisitions et attaques du gouvernement. De gérer la pression quotidienne qui s'intensifie à mesure des enquêtes d'Alexeï sur la corruption au plus haut niveau de l'Etat. La famille Navalny voit bientôt s'installer le FSB dans un appartement juste en face, de l'autre côté de la rue. Pour dérider l'atmosphère, Ioula suggère à ses amis que les agents du gouvernement pourraient avoir l'obligeance d'accompagner sa fille à l'école.
La mort, elle, n'a rien de théorique. C'est une possibilité qu'ils évoquent quotidiennement depuis des années. «Alexeï et Ioulia ont très bien compris ce qui les attendait», explique Sergueï Gouriev, ami et ancien conseiller du couple Navalny. Pas de place pour la peur. Ni pour l'abattement. Pousser le père de ses enfants à cesser ses activités pour les protéger? Pour Ioulia, «jamais de la vie».
Ces années passées sous pression du Kremlin n'ont fait que transformer sa timidité naturelle en acier trempé. L'expérience l'a rendue plus dure, plus décisive, moins accessible. Ses interviews se comptent sur les doigts d'une main. «Tout ce qui est arrivé à cette famille ne les prédispose pas à laisser entrer des étrangers et à faire facilement confiance», admet une source qui connaît les Navalny depuis 10 ans, à Vanity Fair.
Si elle goûte peu à la lumière, en coulisses, Ioulia aime être aux commandes. Tour à tour conseillère, consultante, secrétaire, rédactrice en cheffe, attachée de presse, gestionnaire de réseaux sociaux ou encore styliste de son mari.
Elle le conseille sur ses tenues vestimentaires comme sur ses politiques - au point qu'il plaisantera en affirmant que sa femme est encore plus «radicale» que lui. Observatrice politique attentive et astucieuse, «Ioulia ressent tout avec une grande sensibilité et observe tout le monde autour d'elle».
Et puis, en 2020, un événement inattendu contraint la conseillère de l'ombre à passer sous le feu des projecteurs. Quelques jours avant leur 20e anniversaire de mariage, un coup de fil vient perturber la «routine» paisible de la famille Navalny. Un coup de fil auquel Ioulia se prépare depuis une décennie. Il est encore très tôt, il fait beau, les enfants dorment. Ioulia s'apprête à aller cueillir son mari à l'aéroport, où il revient d'un reportage en Sibérie. Au téléphone, on lui annonce que son mari a été empoisonné.
Quelques instants plus tard, contre l'avis des principaux conseillers d'Alexeï qui l'enjoignent à rester chez elle et à attendre, Ioulia fonce à l'aéroport. Direction Omsk, où l'avion de son mari a dû atterrir en urgence pour qu'il soit hospitalisé. Le plus important, se répète-t-elle, c'est de «ne pas se relâcher. Ne pas montrer de faiblesse».
Peu avant d’entamer un vol de plus 3 heures, Ioulia reçoit des nouvelles. Peu rassurantes. Alexeï est dans le coma, sous respirateur. Il est encore tôt, mais Ioulia se lève, déniche un café et commande un whisky. Les larmes, brûlantes, coulent toutes seules. «Je n'ai pas pu retenir mes émotions», admettra-t-elle au journaliste russe Iouri Dud. Exactement comme si elle devait justifier une erreur embarrassante.
Des larmes, le monde n'en verra plus sur le visage de cette blonde aux lunettes et perfecto de cuir noir. Seule contre toute la machine répressive de l'Etat russe, Ioulia serre les dents et impressionne par sa bravoure. Forte, stoïque, incompressible, elle n'hésite pas à invectiver directement Vladimir Poutine comme son égal, pour exiger le transfert de son mari dans une clinique allemande. Au terme de deux jours de bras de fer, elle obtient ce qu'elle veut. Alexeï Navalny est transféré en Allemagne, où il passera quelques mois, le temps de se rétablir.
Le 17 janvier 2021, en toute connaissance de cause, les Navalny reviennent à Moscou. Le temps de l'exil est terminé, l'heure est venue d'affronter les autorités. Un choix évident, indiscutable. «Dès l'instant où j'ai ouvert les yeux, j'ai su que je devais revenir», écrit Alexeï Navalny depuis sa prison dans une lettre à un journaliste du TIME.
Au contrôle des passeports, la police l'attend. Alexeï embrasse sa femme. Elle se retourne, sort son passeport de son sac à main. Comme si le voir se faire emmener par la police était la chose la plus naturelle au monde. Tout est calculé, orchestré, millimétré. Deux jours après son arrestation, l'équipe de la Fondation anticorruption Navalny dévoile dans un long reportage l'existence du «palais de Poutine».
Pour les Navanly, business as usual. Pendant que leur fille aînée reprend son semestre à l'université de Stanford, en Californie que, leur cadet étudie dans un internat en Allemagne, Ioulia Navalnïa, elle, fait ce qu'elle a toujours fait. Tenir. Comme elle l'a promis.
Alors, elle s'active comme elle peut, entre préparation des sacs de ravitaillement pour Alexeï (principalement, des nouilles ramen et des soupes instantanées), «des lettres, des lettres, des lettres», des consultations de médecins et des visites en prison. Le 14 février 2023, transféré dans la colonie pénitentiaire n°3 dans l'Arctique russe, il lui adressait quelques mots sur son compte Instagram, dans un message publié par ses avocats, à l'occasion de la Saint-Valentin.
Deux jours plus tard, il était mort.
Qui d'autre, désormais, que cette épouse forte, engagée et populaire comme digne héritière à la tête de l'opposition russe? Un rôle qu'elle a toujours écarté de son vivant. Contrairement à une Sviatlana Tsikhanouskaya, devenue chef de l'opposition biélorusse après l'emprisonnement de son mari, Ioulia n'a jamais aspiré à jouer les remplaçantes. La mort de son mari pourrait changer la donne.
Un indice laisse augurer des aspirations de la veuve du dissident politique le plus influent du pays. Une vidéo, postée un peu plus tôt ce lundi, sur les comptes de réseaux sociaux du disparu. «Salut! C'est Ioulia Navalnaïa. Une autre personne devrait se tenir ici à ma place. Mais cette personne a été tuée par Vladimir Poutine. Quelque part dans une prison au-delà du cercle polaire arctique, Poutine n'a pas seulement tué Alexeï Navalny en tant que personne. Il a voulu tuer notre espoir, notre liberté, notre avenir.»
«En tuant Aleksei, Poutine a tué la moitié de moi, la moitié de mon cœur et la moitié de mon âme. Mais il me reste encore la moitié – et cela me dit que je n'ai pas le droit d'abandonner.»
«La chose la plus importante que nous puissions faire pour Alexeï et pour nous-mêmes, c'est de continuer à nous battre.» Après des années d'engagement et d'amour inébranlables, Ioulia Navalnaïa est prête. Plus que jamais. Pour son mari, mais surtout pour la Russie.