Je me suis approché de la frontière russe et j'ai eu des problèmes
Suwalki paraît endormie. La ville du nord-est de la Pologne se trouve sur l’axe terrestre stratégique reliant l’Europe centrale aux pays baltes, entre l’enclave russe de Kaliningrad et l’Etat satellite de Moscou, la Biélorussie.
L’autoroute qui traverse le corridor de Suwalki est aussi essentielle à l’approvisionnement de l’Ukraine. Je dépasse sans cesse des camions-citernes ukrainiens venus s’approvisionner en diesel et en essence dans la raffinerie voisine de la Lituanie, la seule des pays baltes, située non loin de la côte de la mer Baltique.
La Pologne se prépare à faire la guerre
Deux camions à quatre essieux munis de lourds lance-roquettes apportent un peu d’animation à Suwalki en tournant autour d’un rond-point. Ces véhicules fabriqués en Pologne sont équipés d’un imposant lanceur sud-coréen capable de tirer des armes de précision sur des distances de 80, voire environ 290 kilomètres selon leur configuration.
Afin de ne pas dépendre entièrement du modèle américain concurrent, le Himars, la Pologne a commandé 290 unités du système appelé Homar-K. Le pays disposera ainsi bientôt de la plus puissante artillerie d’Europe à l’ouest de l’Ukraine. Le but de ce réarmement est évident, il s’agit de répondre à la menace russe, dont les vols de drones au-dessus du territoire polonais ont alarmé la population tout entière.
En Pologne, peu de gens se font des illusions sur ce qui pourrait advenir du pays s’il ne renforce pas sa capacité de défense. Les Polonais n’ont pas oublié comment Hitler et Staline ont écrasé ensemble leur pays en 1939, déclenchant ainsi la Seconde Guerre mondiale.
Après 1945, la Pologne est restée sous tutelle soviétique jusqu’à la chute du rideau de fer, en 1989. Pour dissuader une attaque russe, elle érige aujourd’hui le long de ses frontières avec la Biélorussie et la Russie des obstacles antichars et des fortifications. Ce chantier, qui comprend aussi des dispositifs de défense contre les drones, est appelé en Pologne Bouclier de l’Est. Son achèvement est prévu pour 2028.
Le drapeau de l'armée rouge
Il n’y a qu’un court trajet en voiture de Suwałki jusqu’au point de rencontre entre la Pologne, la Lituanie et l’oblast russe de Kaliningrad. La frontière extérieure des deux Etats membres de l’Otan est protégée par des caméras de surveillance et des clôtures en fil barbelé tranchant. Côté russe, flotte un drapeau rouge, une copie de celui que les soldats de l’Armée rouge ont hissé sur le Reichstag à Berlin en 1945.
Je longe encore un moment la frontière russe. Peu après avoir repris la route, une voiture de police polonaise surgit gyrophare allumé. Les agents veulent savoir si j’ai fait passer des migrants illégaux à travers la frontière.
Les migrants économiques venus d’Asie et d’Afrique font partie de l’arsenal que Moscou utilise dans sa guerre de l’ombre contre l’Occident. La plupart ne passent toutefois pas par Kaliningrad pour entrer en Pologne ou dans les Etats baltes, mais par la Biélorussie ou le territoire russe. Ces derniers temps, le Kremlin a aussi intensifié sa guerre hybride en recourant à des drones et à des avions de combat qui violent l’espace aérien de pays membres de l’Otan.
L'Allemagne bombe le torse
Le voyage se poursuit vers la Lituanie. La capitale, Vilnius, se trouve à moins de 30km de la frontière biélorusse. Pour mieux protéger le flanc oriental de l’Otan et le corridor de Suwałki, la Bundeswehr, l'armée allemande, a déployé en Lituanie la 45e brigade blindée.
Celle-ci a récemment publié une vidéo montrant, aux côtés de son armement lourd, des torches et des cris de ralliement de soldats. La séquence a provoqué quelques remous en Allemagne, surtout dans les milieux prorusses situés aux extrêmes du spectre politique.
❗️Video presentation of the 45th Armored Brigade (Panzerbrigade 45) of the 🇩🇪Bundeswehr deployed in 🇱🇹Lithuania to strengthen NATO's eastern flank pic.twitter.com/MP0DGomVDV
— 🪖MilitaryNewsUA🇺🇦 (@front_ukrainian) October 28, 2025
Pas d'avion
C’est la première fois depuis la Seconde Guerre mondiale qu’une unité de ce type est stationnée de manière permanente à l’étranger. Cependant, la «brigade Lituanie» n’atteindra son effectif complet d’environ 4800 soldats qu’en 2027. La réponse prudente et bureaucratique des Etats membres de l’Otan face à l’escalade de Moscou agit sur Poutine comme une invitation à aller plus loin encore.
Les trois Etats baltes, Lituanie, Lettonie et Estonie, figurent, rapportés à leur économie, parmi les soutiens les plus actifs de l’Ukraine. Mais ils ont négligé leur propre armée, au point de dépendre désormais de l’aide militaire d’autres pays de l’Otan.
Cela vaut en particulier pour la défense aérienne, car les pays baltes ne disposent d’aucun avion de combat. Lorsque les Russes exploitent cette faiblesse en effectuant des survols avec leurs propres appareils, ce sont les avions alliés qui doivent décoller pour intercepter les intrus.
En zone interdite
Tout comme la Pologne, les pays baltes s’emploient à fortifier leurs régions orientales contre une éventuelle attaque russe. Mais où en sont ces efforts? Pour le savoir, je me rends au lac Sila, en Lettonie, situé à moins de trois kilomètres de la frontière biélorusse. Je tente d’abord de rejoindre la frontière à pied, afin d’éviter d’être de nouveau arrêté et interrogé par la police.
Mais il a plu, et le terrain est boueux. En progressant en zigzag à travers une forêt sans sentier, je m’enfonce parfois jusqu’aux genoux dans la boue et l’eau. A la fin, la nuit menace de me surprendre en pleine nature. Je décide donc de réessayer le lendemain, cette fois en voiture tout-terrain, par souci de temps.
Passage risqué
Pénétrer dans la zone frontalière est en principe interdit, car il s’agit d’un secteur restreint. La Lettonie a elle aussi connu de mauvaises expériences avec l’infiltration de migrants venus de Biélorussie.
Aujourd’hui, la préoccupation principale n’est, toutefois, plus l’immigration illégale, mais les menaces militaires de Moscou. Le Kremlin se pose en protecteur de la minorité russe vivant dans les pays baltes. Une partie de cette population pourrait, en cas de guerre, servir de cinquième colonne à la Russie.
Le lendemain matin, je retente ma chance, cette fois sous un soleil éclatant. Dans un ancien village de vacances au bord du lac, il ne reste que des cabanes délabrées. Plus près de la frontière, les premiers travaux lettons deviennent visibles. On n’y construit pas encore de fortifications, mais seulement une route d’accès destinée à permettre l’acheminement futur d’engins de chantier et de matériaux lourds. Rien de très dissuasif pour l’instant.
Une amende en Lettonie
Sur le chemin du retour, ce qui devait arriver arriva. Une caméra dissimulée dans la forêt par les gardes-frontières lettons a pris une photo de mon véhicule dans la zone interdite. Une voiture de police avec une femme et un homme à bord m’attend sur le chemin de terre.
Je suis arrêté, et un nouveau contrôle commence. Les agents ne parlent pas anglais et tentent de me convaincre de signer un document en letton. Je refuse.
Les policiers appellent alors les gardes-frontières, qui arrivent après une demi-heure à bord d’un petit véhicule tout-terrain. Une longue discussion s’engage entre eux. Finalement, le chef du service de la garde-frontière de Daugavpils, une ville située à 25 kilomètres de là, décide de me sanctionner par courriel et de m’infliger une amende modeste, pour avoir violé la loi sur la frontière d’Etat de la République de Lettonie.
La menace russe, plus si distante que ça
Le scénario le plus probable d’une attaque russe contre le territoire de l’Otan reste celui d’une offensive dans les pays baltes. Toutefois, les experts militaires estiment qu’en raison de la guerre en cours en Ukraine, la Russie ne dispose pas actuellement des ressources nécessaires pour mener un conflit sur deux fronts. De nombreux observateurs pensent donc qu’une agression ne pourrait survenir avant 2029.
Il est néanmoins évident que, malgré les pertes colossales subies en Ukraine, Moscou tente de constituer une réserve stratégique qu’elle pourrait, à terme, déployer dans les pays baltes ou contre la Finlande.
De tels scénarios paraissent absurdes à la plupart des Européens de l’Ouest. Les services de renseignement, eux, y voient autre chose. Le chef du renseignement extérieur allemand, Martin Jäger, a récemment qualifié les incursions de drones dans des espaces aériens étrangers et les assassinats d’opposants à l’étranger de «nouvelle étape dans la confrontation».
Il a ajouté que la Russie «n’hésiterait pas, si nécessaire, à affronter militairement l’Otan». Selon lui, l’action du Kremlin vise à miner l’Alliance atlantique, à déstabiliser les démocraties européennes et à diviser et intimider leurs sociétés.
Traduit de l'allemand par Joel Espi
