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«J'ai vécu tes humiliations»: notre journaliste quitte la Russie

Inna Hartwich, correspondante à Moscou: toujours en déplacement dans le nord, ici au bord de la mer Blanche.
Inna Hartwich, correspondante à Moscou: toujours en déplacement dans le nord, ici au bord de la mer Blanche.Image: dr

«J'ai vécu tes humiliations»: Mes adieux à la Russie

Pendant plus de la moitié de sa vie, notre journaliste Inna Hartwich s'est consacrée à raconter un pays qui a envahi ses voisins et qui enferme son propre peuple pour quelques mots. Un pays aimé, un pays répugnant. Il est temps de partir.
17.08.2025, 06:5617.08.2025, 06:56
Inna Hartwich, moscou / ch media
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Moins 46 degrés. Je m'effondre dans ma luge en plastique dur. Je suis un bloc de glace enveloppé de couches de microfibres, de polaire et de fourrure. Une inquiétude me traverse: m'endormir et mourir de froid, ici, au nord de l'île de Sakhaline, «au bout du monde», comme l'appellent les Nivkhes, le peuple autochtone.

Les Nivkhes vivaient déjà de la pêche et de la chasse aux phoques sur la mer d'Okhotsk, alors que les tsars russes ne se disputaient pas encore avec les empereurs japonais la domination de l'île. Ils habitaient Sakhaline lorsque l'Empire russe, puis le régime soviétique, y ont déversé leurs prisonniers et les ont conduits à la mort. C'est leur «terre des ancêtres».

Sakhaline

Aujourd'hui, ils font face tant bien que mal aux défis économiques: le poisson se raréfie, car les plates-formes pétrolières de «Rosneft», l'un des plus grands producteurs de pétrole au monde, menacent les lieux de frai du saumon. Le pêcheur qui me tire derrière lui depuis déjà un quart d'heure lutte contre le vent en sifflant, tandis que je n'ai plus qu'une pensée:

«De la chaleur, donnez-moi de la chaleur!»
Recherches par moins 46 degrés sur l'île de Sakhaline.
Recherches de saumon par moins 46 degrés sur l'île de Sakhaline.Image: dr

Je ne sais pas trop comment mes pieds m'ont portée du traîneau jusqu'à la maison du pêcheur. C'était une autre époque, bien avant la guerre totale qui, en un éclair, a détruit toutes les certitudes et jeté un voile opaque sur la Russie. Un voile qui est devenu de plus en plus impénétrable. Cette guerre qui divise tout et qui rythme chaque minute du quotidien.

Un froid d'un autre genre

Mon travail, pour commencer. Depuis le début du conflit, je ne peux plus me rendre chez les Nivkhes. Le FSB, qui surveillait déjà tout, il y a six ans et m'avait interrogée pendant sept heures dans un bureau gris après quelques jours de reportage dans la neige, sans même m'offrir un verre d'eau, est devenu encore plus parano.

La femme du pêcheur m'avait enlevé mon manteau de fourrure et m'avait poussée vers le poêle à gaz. Je sentis la vie remonter en moi, depuis les orteils jusqu'à la tête, mes yeux clignaient à nouveau, et mes doigts s'emparaient d'une tasse de thé chaud.

Oh, chère Russie.

C'est ainsi que tu accueilles tes visiteurs. D'abord, tu es froide, sans sourire. Les étrangers te paraissent suspects. Puis, tu montres une forme touchante de curiosité. Et, après un certain temps, tu laisses même transparaître ta chaleur.

Une chaleur qui peut parfois s'avérer dangereuse
Au bord de l'immense lac Baïkal, l'homme semble tout petit.
Au bord de l'immense lac Baïkal, l'homme semble tout petit.Image: dr

Survivre au goulag

Je suis une «étrangère» un peu différente. Parfois, tu dis même que je suis une «Nascha», «la nôtre». Mon lieu de naissance? L'Union soviétique. Tu as jadis envoyé mes ancêtres allemands dans les camps, les as forcés à travailler et à jeûner. Ils ont survécu à ton goulag, pleins de peur et de traumatismes qu'ils portent encore en eux aujourd'hui.

Mon arrière-grand-père ukrainien, tu l'as fait arrêter par le NKVD, prédécesseur du FSB, et lui as ôté son identité. Les accusations qui figurent dans le «dossier» contre lui sont en partie mot pour mot les mêmes que celles formulées aujourd'hui contre les critiques de Poutine.

Je ne suis pas «tienne». Mais je connais tes mécanismes d'humiliation et de punition depuis mon enfance. Je sais qu'un individu ne vaut rien pour toi et que le collectif est tout. «Toujours prêt!» Cette devise des Jeunes pionniers, moi aussi, je l'ai prononcée enfant, jusqu'à ce que je quitte l'Union soviétique effondrée et apprenne à regarder le monde avec d'autres yeux. Des yeux ouverts à la diversité, au doute, et posant des questions.

Depuis que la Russie mène sa guerre contre l'Ukraine, un voile s'est abattu sur le pays.
Depuis que la Russie mène sa guerre contre l'Ukraine, un voile s'est abattu sur le pays.Image: dr

Une expertise de l'endoctrinement

Les pionniers sont désormais de retour dans le pays, ils se sont ralliés à l'«armée de jeunesse» nouvellement créée, qui célèbre celui qui démonte et remonte le plus vite une Kalachnikov. Les cérémonies de lever de drapeau et la formation militaire de base à l'école sont également de retour.

Tu es experte en endoctrinement, dès le plus jeune âge

Je me souviens du poème «Cafard» de l'auteur pour enfants soviétique Korneï Tchoukovski. Tu ressembles au gros parasite décrit là: un «géant terrifiant, rouge, avec des moustaches», qui terrorise toutes sortes d'animaux. «Apportez-moi vos enfants», crie le cafard de Tchoukovski. «Je les dévorerai au dîner.» Et toi, tu les dévores.

Enfants et adultes à la fois. En réalité, ton animal national ne devrait pas être l'ours, mais le cafard; dans chaque recoin de ton immense pays, il se cache, impossible à éradiquer.

Ah, petite mère...

Il y a eu une époque où tu t'étais ouverte. Une période chaotique, où personne ne savait comment gérer la liberté. Ni comment gérer une économie qui s'était effondrée. La liberté est vite devenue fatigante, trop sauvage. Penser par soi-même est fatigant, assumer des responsabilités est fatigant. Tu aimais bien quand les gens te remettaient tout entre les mains et profitaient de la vie dans leur datcha. «De la politique, je me tiens à l'écart», disent la plupart volontiers.

La Russie est féminine

Je suis partie enfant et je suis revenue chez toi adulte. J'ai voyagé à travers l'espace post-soviétique. J'ai découvert la vie universitaire russe en tant qu'étudiante d'échange (très encadrée), puis travaillé comme rédactrice invitée dans un journal russe (quand il existait encore des médias indépendants ici). Je suis restée des années chez toi, convaincue de pouvoir expliquer à mes lecteurs ton histoire, tes souffrances.

J'ai découvert l'amour ici, devant un palais de justice

Couvrir la Russie, c'est encore et toujours couvrir les tribunaux. Sauf que, désormais, les tribunaux laissent à peine entrer les journalistes dans les salles d'audience. Après quelques années ailleurs, je suis revenue chez toi, à un moment où ta société devenait toujours plus militarisée. J'ai passé plus de la moitié de ma vie chez toi, j'ai transmis à notre enfant ta langue, ma langue d'enfance, que je refuse d'abandonner à Poutine et à ses acolytes serviles.

Ah, petite mère...

Matuchka. Mat'. Mama. La Russie est féminine, issue de l'idée de la Terre en tant que mère divine, et stylisée en symbole de force, de résistance et de fertilité. Cette force, tu veux la montrer à tous, et pourtant, tu parais parfois si lamentablement peu souveraine et infantile, parce que tu pointes sans cesse les autres du doigt et brailles presque avec défi:

«Mais eux aussi l'ont fait!»

Tu rends dociles les gens qui se plaignent. Tu leur enlèves de plus en plus la possibilité de t'échapper. Tu exiges qu'ils se soumettent à toi, quoi que tu attendes d'eux. Se serrer la ceinture fait partie de tes spécialités. Parfois, tu es presque fière de ta capacité à endurer.

Et ton avenir? Tu envoies tes fils à la guerre et tu dis même aux plus petits que c'est leur devoir de mourir sur les champs de bataille pour toi, la mère patrie.

A la merci du dirigeant du Kremlin

Je sais que tu te donnes avec dévouement. Mamochka, Mamulya, Mamasha: tes noms sonnent presque tendrement. Pourtant, tu t'es depuis longtemps résignée à ton rôle d'esclave d'un Etat criminel. Toi, Matoucka Russie, si l'on regarde ton histoire, tu as toujours eu un petit tsar à tes côtés. Le monarque a conclu avec toi une alliance sacrée, le mariage. Et déjà, tu lui appartenais, il parlait en ton nom et agissait pour toi.

Le petit père n'est plus tsar, tu t'es depuis longtemps livrée au président. A l'homme, un ancien agent des services secrets, qui déclare en ton nom que la Russie ne connaît pas de frontières. Celui qui envahit le pays voisin et fait croire aux gens qu'il ne s'agit pas d'une invasion, pas d'une guerre, mais d'une «opération militaire spéciale», terminée après trois jours, et que les soldats seraient accueillis avec des fleurs. Une surestimation dès le départ.

Toi et lui, vous ne trouvez plus de sortie après trois ans et demi, vous avez tout réglé pour cette guerre que vous ne nommez pas guerre. Car une guerre, dit le tsar moderne, ton président, ce sont les autres qui la mènent, soi-disant contre toi, pour les intérêts de petite mère Russie.

C'est une histoire pervertie, et tu la portes avec toi, aussi uniformément que la plupart de ceux qui t'entourent

Comment fais-tu pour arrêter de penser et ignorer tout ce qui ne peut pas être ignoré? Tu fragmentes les faits au point d'être surprise que tes proches en Ukraine refusent de te parler. «Mais moi, je ne leur ai rien fait», balbuties-tu sérieusement. «Moi, je suis si pacifique», dis-tu, et aussitôt, tu fais pleuvoir drones et missiles sur des villes ukrainiennes.

Tout cela serait à toi, prétends-tu, tu veux juste «libérer» un peu. Mais personne n'apprécie tes «talents de libérateur». Au nom de la paix, tu tues et t'enlises dans le marais du répréhensible et de l'euphémisme.

Une façade verte

Tu t'es créé une réalité apparemment sans souci. Des décors colorés, décorés de pots de fleurs surdimensionnés le long des rues commerçantes. Mais derrière les coulisses, l'abîme, où le marécage bouillonne et pue. Que se passe-t-il si tu glisses hors du hamac et tombes dans le ravin?

Tu pourrais montrer au monde tes volcans fumants du Kamtchatka, ta toundra enneigée de la mer de Barents. Tu pourrais leur faire sentir le vent des steppes de l'Oural et les émerveiller devant le lac Baïkal. Tu pourrais montrer tant de choses. A la place, tu menaces avec des armes nucléaires et détruis des maisons, des vies, des certitudes.

Tu mets ton propre peuple derrière les barreaux parce qu'ils dénoncent tes crimes

Tu expulses tes citoyens du pays en les qualifiant «d'agents étrangers», «d'extrémistes», «de traîtres à l'Etat» parce qu'ils appellent la guerre par son nom. Par tes lois, tu confisques l'espace de création. Tu voles l'individu.

Il ne reste que la tragédie. «Je veux retourner à mon Moscou. Dans ma Russie», disent beaucoup de ceux qui sont partis. Mais ce Moscou et cette Russie n'existent plus. Nous devons aussi nous séparer. Peut-être pour longtemps.

Ah, petite mère, пока...

Traduit et adapté par Noëline Flippe

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source: sda / maxim shipenkov
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