Chaque soir, ils viennent ici, s'assoient sur les chaises noires devant la porte d'entrée du bâtiment en briques claires. Lyubov et Jelena se penchent en arrière et rient parfois si fort que leurs dents en or brillent. «Ici, dehors, on se remonte le moral», dit Jelena, 69 ans.
Lyubov regarde vers le sol. «J'ai du mal à dormir, j'entends les drones, je sursaute à chaque sirène», dit la femme de 68 ans.
Lyubov et Jelena, originaires de Soudja, à seulement neuf kilomètres de la frontière ukrainienne, sont des réfugiés dans leur propre pays. Elles ont obtenu une place dans un foyer pour les étudiants de l'université agricole de Koursk. Ils sont nourris trois fois par jour et ont un toit sur la tête:
Mais elle s'inquiète:
Les retraitées sont – comme tous ceux qui ont fui ou ont été tués – les victimes collatérales d'une guerre que Vladimir Poutine a déclarée à l'Ukraine en lançant son «opération militaire spéciale» le 24 février 2022. Cela fait maintenant dix jours que l'Ukraine est entrée avec ses soldats sur le territoire russe. Elle avance avec l'armée régulière dans la région de Koursk, localité par localité, bombarde des maisons, tire sur des voitures, tue des gens. Elle fait ce que l'armée russe inflige avec acharnement au pays voisin depuis deux ans et demi, en le qualifiant de «libération».
Plus de 140 000 Russes de la région frontalière sont en fuite. La plupart d'entre eux ont trouvé refuge dans la capitale régionale, Koursk. A sept heures de route au sud-est de Moscou, cette ville d'environ 430 000 habitants a donné son nom à l'oblast. Chaque jour, d'autres régions russes sont invitées à évacuer. Le Kremlin appelle cela une «relocalisation vers des lieux plus sûrs». La guerre est arrivée depuis longtemps sur le territoire russe.
Mais personne ou presque ne parle de «guerre» à Koursk. L'Etat appelle «la situation», comme dans la région frontalière voisine de Belgorod, tout simplement «une situation exceptionnelle à caractère fédéral» et a déclaré une «opération antiterroriste» sur l'ensemble du territoire. Cela donne plus de pouvoir aux services de renseignement. Les journalistes doivent notamment obtenir un permis spécial pour se rendre dans la région.
A l'entrée de la région et de la ville, les voitures sont parfois signalées pour être contrôlées, des policiers et des gardes nationaux patrouillent à Koursk en tenue complète. Même le personnel gouvernemental local a du mal à comprendre ce que cette «situation d'exception» signifie pour les habitants:
Koursk se montre détendu. Les gens sont assis au soleil, seuls les bus s'arrêtent au son des sirènes qui retentissent presque toutes les heures. Les passagers poursuivent leur chemin. «Pourquoi devrais-je m'inquiéter? Les combats n'ont pas lieu ici. Et les sirènes, eh bien, on les entend depuis longtemps», dit une pharmacienne du centre.
Non loin de là, des hommes, des femmes et des enfants font la queue. L'antenne régionale de la Croix-Rouge russe a installé ici un point de distribution d'aide humanitaire.
Les personnes dans le besoin doivent s'inscrire en ligne et se voient ensuite remettre des conserves, du sucre, du sarrasin, du riz, du thé, des biscuits, du papier toilette, du shampoing, du dentifrice. A l'arrêt de bus situé juste devant, il est impossible de passer.
«Grand-mère, regarde, j'ai quelque chose pour toi, ça t'ira bien», s'exclame une fillette en montrant à sa grand-mère un chemisier rougeâtre accroché à une barre. La grand-mère réagit sèchement:
C'est d'ailleurs le cas de tout le monde ici. Ils veulent tous retourner dans leurs maisons, auprès de leurs chiens, de leurs cochons, de leurs vaches. «Mais nous n'y arriverons pas de sitôt», dit Alexander.
Le cinquième jour de l'avancée ukrainienne, il s'est enfui de Soudja: «Je serais bien resté, mais les enfants ...» Aujourd'hui, le garçon de 9 ans et la fille de 13 ans sont assis dans un appartement de Koursk et sont aussi désemparés que leurs propres parents. «J'ai peu d'espoir. On est là pour longtemps», dit Alexander, quatre paquets de nourriture et un sachet de médicaments pour sa belle-mère à la main. Sur son T-shirt rouge, on peut lire «SSSR», l'abréviation russe de l'Union soviétique.
Beaucoup de gens dans la ville aident. Les épiceries distribuent des colis de nourriture, les boxeurs et les écoles d'art préparent de quoi assurer les premiers soins. Des files d'attente se forment rapidement devant les points de distribution. La file d'attente la plus longue est devant la «petite maison des bienfaits» dans la rue Belinski, proche du centre-ville. Les premiers s'y alignent déjà à 5 heures du matin. Les derniers font encore la queue bien après la tombée de la nuit.
«Pour un enfant de 4 ans, vite un paquet. Je l'ai déjà demandé il y a 20 minutes, mec!», crie une bénévole en remettant un matelas et deux oreillers à un couple. «J'attends le paquet pour enfant!», insiste-t-elle auprès de son collègue.
La cour est remplie de sacs et de cartons, dehors les bénévoles en gilet fluo sont assis aux tables et transcrivent des données de passeport. Quelqu'un pousse, un autre crie. Les bénévoles servent de la soupe, distribuent de l'eau. Des voitures s'arrêtent régulièrement devant la «petite maison», ouvrent les coffres et en sortent une fois des concombres, une fois du papier toilette, une fois des couches pour bébés. «Svetlana, où les mettre?»
Svetlana Kosina ne peut plus retenir ses larmes. Le surmenage pointe son nez:
Il y a neuf ans, cette femme de 34 ans avait créé une sorte de soupe populaire pour les sans-abri à Koursk.
Lorsque les combats ont commencé autour de Soudja, elle s'y est rendue, a fait sortir des gens:
La nouvelle s'est vite répandue. Désormais, jusqu'à 3000 familles font la queue chaque jour dans la rue Belinski:
«Nos gars», c'est l'armée russe, sur laquelle presque tout le monde compte en Russie, et pas seulement à Koursk. «Ça va aller, il faut juste attendre un peu», dit Nikolai devant le centre de distribution de la Croix-Rouge qui ressemble aussitôt à une émission du soir de la télévision nationale russe. Les «laboratoires biologiques de l'Otan», «Zelensky le clown», «nous avons tout sous contrôle», tout s'échappe de Nikolai.
«Nous vaincrons!», c'est une phrase que de nombreux réfugiés de Koursk répètent. Ils ont l'air pleins de défi, comme s'ils avaient besoin de ces mots pour se rassurer.
Deux lits sont installés dans sa chambre, de l'insuline est posée sur la table de nuit.
Lorsque cette femme de 66 ans a fui la cave de sa maison avec son fils malade pour échapper aux roquettes sur Soudja, elle n'a pas eu le temps d'emporter quoi que ce soit. «Nous étions livrés à nous-mêmes.» Où était l'Etat salvateur? Lioudmila est muette.
Elle ne veut même pas admettre l'idée que sans cette «opération spéciale», elle ne serait pas assise ici. Sa souffrance est due «au monde qui s'est armé contre la Russie».
«Nous soutenons pleinement nos garçons, ils font une bonne chose», dit également Larissa. Elle a besoin d'un matelas, le sol de ses proches à Koursk est trop dur:
Son mari, le képi orné d'un Z aux couleurs de la Russie profondément enfoncé dans le visage, hurle au «génocide du peuple russe». «Tais-toi, Volodia», lui siffle Larissa. «Nous allons vaincre, nous serons chez nous dans quelques jours», crie-t-il. Larissa secoue la tête. «Notre maison, nous l'avons sans doute perdue pour toujours». Au-dessus de Koursk, les sirènes hurlent à nouveau.
Traduit et adapté par Chiara Lecca