Un épais smog enveloppe Erevan. Concentré, le chauffeur de taxi Artyom conduit sa Toyota noire à travers le trafic dense des rues étroites de la capitale arménienne. «Ici, beaucoup de gens se chauffent au bois», explique-t-il. «C’est pour cela qu'on voit si mal en hiver.» Une fumée blanche s’échappe des cheminées des maisons, stagnante entre les immeubles. Les voitures garées à proximité sont recouvertes d’une fine couche de cendre. Par endroits, la visibilité ne dépasse pas 50 mètres.
En avril 2022, Artyom a immigré en Arménie. Originaire de Sotchi, la métropole russe de la mer Noire qui a accueilli les Jeux olympiques en 2014, il y avait étudié les sciences économiques. Mais lorsque Poutine a envahi l’Ukraine en février 2022, ce jeune homme de 26 ans a pris la fuite. «Je ne vais certainement pas mourir pour Vladimir Poutine», déclare-t-il.
Artyom n’est pas le seul à chercher refuge dans le Caucase du Sud pour échapper au service militaire. Depuis le début de l’invasion russe en Ukraine, jusqu’à 100 000 personnes ont émigré en Arménie, et les raisons de cet exode sont multiples. Certains, comme Artjom, fuient la conscription pour la guerre. D’autres Russes voient dans le Caucase du Sud de meilleures opportunités économiques. Contrairement à la Russie, l’Arménie n’est pas visée par les sanctions de l’Union européenne — bien au contraire.
Depuis plusieurs années, l’Occident et la petite république du Caucase resserrent leurs liens. Pour l’Arménie, cela signifie que l’Union européenne devient un partenaire commercial de plus en plus influent. Elle est aujourd’hui le deuxième marché d’exportation du pays, juste après la Russie. D’ici quelques années, l’Europe devrait dépasser la Russie. Cette tendance se reflète également dans la croissance économique: depuis l’invasion russe de l’Ukraine en 2022, l’économie arménienne progresse en moyenne de 10,5% par an.
Parallèlement, l’Arménie s’éloigne de la Russie. La raison principale n’est toutefois pas la guerre en Ukraine, mais le rôle de la Russie dans un autre conflit: celui qui oppose l’Arménie à l’Azerbaïdjan.
Le politologue Narek Sukiasyan explique que «beaucoup d’Arméniens se sentent trahis par la Russie». En effet, après la guerre de 2020, l’Azerbaïdjan a annexé environ un tiers du territoire arménien, suivi de nouvelles annexions plus modestes en 2022. La Russie, jusque-là considérée comme le protecteur de l’Arménie, est restée passive, permettant à l’Azerbaïdjan d’agir à sa guise. Cela a conduit de nombreux jeunes Arméniens à rompre avec la Russie et à se tourner vers l’Occident.
C’est également le cas de Mary, une étudiante arménienne en arts à l’Université américaine d’Arménie. «J’ai grandi avec la culture russe, j’adore la musique, la littérature, les films russes», confie-t-elle. Mais sur le plan politique, elle considère la Russie comme un ennemi, tout comme la Turquie ou l’Azerbaïdjan.
Elle ajoute:
Elle espère que l’Arménie se rapprochera davantage de l’Occident. «Si cela se produit, nous pourrons être plus libres en tant que peuple, en tant que pays», dit-elle. Mais cette étudiante craint que Vladimir Poutine n’encourage un processus de colonisation des anciennes républiques soviétiques. «Ce que cela peut engendrer, nous le voyons avec les horribles crimes de guerre que la Russie commet en Ukraine.»
Elle s’inquiète que son pays se retrouve seul si l’Azerbaïdjan l’attaque à nouveau.
Mary n'est pas seule à s'inquiéter. Le politologue Sukiasyan partage également la crainte d'un nouvel affrontement avec l’Azerbaïdjan. Depuis 2022, l'adhésion de l’Arménie à l'Organisation du traité de sécurité collective (OTSC) — l’équivalent de l’Otan pour les anciennes républiques soviétiques — est suspendue.
Sukiasyan décrit:
Cela pourrait poser problème en cas de nouvel affrontement: «Je crains que l’Arménie devienne une île isolée avec des ambitions pro-occidentales dans le Caucase du Sud.»
Le chauffeur de taxi, Artyom, se préoccupe peu de la situation politique du pays. Pour lui, l'essentiel est de pouvoir vivre en paix en Arménie. Bien qu'il ait entendu parler du conflit latent avec la Turquie et l'Azerbaïdjan, il en a peu pris connaissance. «A Erevan, il ne se passe jamais grand-chose».
Tandis qu'Artyom est surtout heureux d’avoir échappé à l'emprise du Kremlin, de nombreux jeunes Arméniens rejettent les relations amicales avec la Russie. Alex, qui étudie également à l’Université américaine d’Arménie, est convaincu que Poutine a «simplement offert» l’Arménie à l’ennemi: «Nous n’avions absolument aucun mot à dire. Poutine a trahi et trompé notre pays et le peuple arménien.»
La confiance de nombreux Arméniens envers Moscou a été érodée après la dernière intensification en Haut-Karabakh. En 2023, l’Azerbaïdjan a coupé l’approvisionnement en nourriture, pétrole, gaz et électricité de la région autonome majoritairement arménienne pendant neuf mois. Puis, en octobre, il a lancé une attaque contre le Haut-Karabakh, a envahi la région en l'espace d'une journée et l'a annexée. Environ 130 000 Arméniens ont été expulsés du Haut-Karabakh, tandis que les «forces de paix» russes sont restées les bras croisés.
Cependant, il existe encore en Arménie de nombreuses personnes qui préfèrent rester alliées à la Russie. Alex raconte qu'il a du mal à discuter du sujet avec son père, qui est pro-russe et surtout pro-Poutine: «On dirait que les médias russes lui ont fait un lavage de cerveau.» L’Arménie a longtemps été sous l’influence soviétique. Ce n’est qu’en 1991 que le pays a retrouvé son indépendance, mais il a longtemps continué à être russifié. Ce n'est que depuis quelques années que l'Arménie tente de se détacher de l’influence russe, bien que beaucoup d'enfants grandissent encore avec la musique et la littérature russes.
Alex souhaite que les Arméniens, à l'instar de son père, prennent conscience qu'il est nécessaire de se détourner de la Russie pour assurer l'avenir du pays: «Mais le chemin est encore long», souffle-t-il. Beaucoup de gens sont encore opposés au changement.
Dans sa voiture, Artyom retrousse ses manches et montre son tatouage: un drapeau rouge stylisé avec le marteau et la faucille. «C'est ce pour quoi la Russie représentait autrefois: la paix et l'amitié entre les peuples.» Il estime que cela devrait redevenir ainsi. «Poutine a trahi mon peuple et celui de l'Ukraine.» Puis il démarre, et son Toyota noir disparaît rapidement dans le smog d'Erevan.
Traduit et adapté par Noëline Flippe