En adressant ce texto à Ana, dans la foulée du selfie publié dimanche par mon ancienne idole, le visage fendu par des rivières de larmes, ma collègue semble embarrassée.
Bien qu'éminente experte people et fine connaisseuse du parcours de Justin Bieber, là voilà bien en peine de me répondre.
Je réalise l'ampleur de ma mission. Déterminer le point de bascule. Le moment où cette pépite musicale à la voix d'or, dénichée au fin fond d'un bled de l'Ontario et propulsée sur la scène mondiale à l'âge de 14 ans, s'est brisée.
Le temps d'un plongeon dans mes souvenirs et les archives, je redeviens Marine, 12 ans. Une préado paumée au milieu de ses questions existentielles et sweatshirts violets trop larges, de ses complexes et de l'inévitable acné. Seule constante dans ce vaste foutoir physique, hormonal et émotionnel: Justin Bieber.
Nous sommes en février 2010 et, comme des centaines de millions d'autres fans, j'ai été percutée. Sur YouTube. Touchée en plein coeur par ce petit gars aux fossettes craquantes et à la mèche caractéristique, se trémoussant dans un bowling et clamant à une brune plus jolie que moi: Baby, baby, baby, baby, oooooouh. Un refrain qui tourne bientôt en boucle sur mon MP3, repris en choeur par mes copines dans la cour de récré, pendant que les garçons ricanent ou lèvent les yeux au ciel.
Pff, les jaloux.
Me voilà habitée. Durablement obsédée par ce faon à la voix d'enfant de choeur, à la beauté presque douloureuse. Au printemps 2010, je lis, je dors, je mange, je respire Justin Bieber. Son album My World rythme mes trajets vers le collège, les soirées pyjamas et mes premières déceptions amoureuses de sixième. Valentin a une nouvelle copine? Je m'effondre sur That Should Be Me. J'ai craqué pour Marc-Antoine? Je chantonne One Love. D'humeur rêveuse? Je fredonne Up.
Ses yeux noisette qui pétillent, ses lèvres dodues et sa tignasse obsédante sont partout. Les murs de ma chambre, mes carnets scolaires, mon journal intime, mon Skyblog, jusqu'à ma parure de lit. Sans oublier mes comptes MySpace et Twitter, créés spécialement pour pouvoir suivre les aventures de mon idole en temps réel.
Et je ne suis pas la seule.
Des lyrics au plus infime détail de sa (brève) biographie, je récite tout par coeur. Son enfance dans une famille modeste de Stratford, Ontario. Les entraînements de hockey sur glace et les dimanches à l'église. La batterie, la guitare et la trompette domestiquées en autodidacte. Et puis, le coup de génie de sa maman, Pattie Mallette: poster les reprises du jeune prodige sur YouTube. Des vidéos qui tomberont dans l'oeil d'un agent en quête de jeunes talents, Scooter Braun.
Justin Bieber n'a que 13 ans quand il devient le protégé d'Usher. Un an plus tard, il chante devant Barack Obama à la Maison-Blanche.
Un mioche jeté dans une frénésie mondiale, palpitante, violente, inarrêtable. Un ado comme les autres qui, du jour au lendemain, peut «offrir une maison à sa maman» et payer les fameuses vacances à DisneyWorld qu'elle ne pouvait pas se permettre. Céder à ses pulsions les plus folles. Parader dans une Lamborghini jaune vif ou adopter un singe de compagnie. Un gamin forcément immature, pour qui des masses d'adolescentes en rut seraient prêtes à tuer. Moi la première.
Je n'oublierai jamais la sensation de cette fosse en furie du Hallenstadion de Zurich, ce 8 avril 2011. Le premier concert de Justin Bieber en Suisse. Prête à tout, coups de coude, de crocs ou de griffes, pour pouvoir m'approcher au plus près de la scène. La chaleur est insoutenable, les filles tombent comme des mouches, évacuées par ses agents de sécurité. Tant mieux. Ma chance, qui sait, d'attraper une bouteille d'eau jetée dans le public, une goutte de sueur, un crachat. N'importe quoi, tant qu'il s'agit de l'ADN de «mon» Justin. Nous sommes en transe. Ce concert sera l'un des plus beaux moments de ma vie.
Et puis, sans prévenir, Justin Bieber craque.
Est-ce ce débordement d'affection? Le vertige de la célébrité? L'incursion soudaine des paparazzis dans son intimité, à un âge où on aspire surtout à ce qu'on nous fiche la paix? La perspective d'un compte en banque bourré de millions, quand il lui fallait autrefois compter chaque cent? Le retour de son père, Jeremy, un ex-taulard avec des penchants pour l'alcool et la bagarre? Ses ruptures très médiatisées avec Selena Gomez? Ses mauvaises fréquentations? Ou, comme l'ont récemment suggéré ses fans, de potentiels abus de la part du rappeur Diddy?
Peut-être tout ça à la fois. Après cinq ans sous la stricte protection de son manager et de son équipe, le «gentil garçon» qui survolait son public affublé d'une paire d'ailes, sort les cornes. Pour devenir le «bad boy» préféré des tabloïds. En mars 2014, le magazine Rolling Stone consacre un article à la descente aux enfers de l'ange déchu, qui cuve ses nuits et l'alcool dans la salle VIP d'un club de strip-tease de Miami au parfum de weed. A ses côtés, son père sirote une bière en profitant du défilé de strip-teaseuses engagées par son fils de 19 ans.
Justin Bieber sort alors de deux années pénibles, où les tatouages se sont enchaînés au rythme de ses frasques. Graffitis racistes, vomi sur scène, pipi dans un seau en hurlant «Fuck Bill Clinton», agressions de gardes du corps, jets d'oeufs contre la maison de son voisin, arrestation au volant d'une voiture de luxe, mugshot. Sans oublier un joyeux cocktail à base de sirop pour la toux et de MDMA.
Au petit matin, ses agents de sécurité se faufilent dans sa chambre pour tâter son pouls et s'assurer qu'il est toujours en vie.
A cette époque, «mon» Justin, je l'ai déjà un peu oublié. Les posters ont été décrochés, d'autres idoles l'ont remplacé. La Patafix a laissé des taches. Pendant que les murs roses de ma chambre cèdent au beige, mon ancien baby s'assomme à coup d'antidépresseurs et d'intraveineuses. On lui diagnostique la maladie de Lyme, une mononucléose. Puis, plus récemment, le syndrome de Ramsay Hunt.
Rémission, plongeon, rémission, plongeon. La vie de Justin Bieber, ces dix dernières années, ressemble à une montagne russe. Entre un triangle amoureux toxique et une cure de désintox, les annulations de concert et l'épuisement chronique, des périodes plus équilibrées, stables, peut-être sincèrement heureuses.
Des hauts et des bas à l'image de son mariage avec Hailey Bieber, une femme qui, selon Justin, «prend soin de lui comme personne ne l'a jamais fait». Malgré des rumeurs persistantes de troubles conjugaux, domiciles séparés ou divorce imminent, le couple fêtera cette année son sixième anniversaire de mariage.
Au fond, je m'interroge. Justin Bieber a-t-il vraiment déraillé?
Lui seul le sait. Comme les raisons de ce selfie en larmes qui, à défaut d'une explication, a permis aux fans de se répandre en hypothèses. Rien de grave, assure de son côté un proche au Daily Mail: «Justin porte ses émotions sur sa manche et ce n'est pas un secret qu'il est très religieux. Il n'a pas honte et n'est pas embarrassé, car il veut que les gens voient ses émotions. Ça l'aide à surmonter tout ce qu'il traverse».
Magnifique. Comme les émotions et les souvenirs que ce drôle de garçon a pu me procurer. Après des années de pause, je me suis surprise à réécouter Justin Bieber. Apprécier cette maturité musicale, savourer ce timbre de voix si familier. Et peut-être mieux cerner ce personnage complexe, fragile. Ni ange ni démon. Et qui nous promet sans doute bien d'autres ascenseurs émotionnels.