Il n'a pas tout à fait la tête de l'emploi, avec ses lèvres charnues, sa dentition de beau gosse, son air daddy cool et sa carrure vaguement sportive d'Américain typique. Disons que Scott Samuel «Scooter» Braun ferait meilleure impression autour d'un barbecue familial qu'à souffler sur les braises du show-business. Méfiance: ce redoutable agent de stars cache un talent qui a fait la fortune de Justin Bieber et le désespoir de Taylor Swift. (Nous y reviendrons.)
S'il fait les gros titres cette semaine, c'est parce qu'il a décidé de mettre un terme à ce qu'il savait faire le mieux: prendre des futures stars américaines sous son aile. S'il annonce prendre sa retraite de son job de manager avec sa boîte SB Projects, il conserve néanmoins la tête de HYBE America, «où il travaille avec des superstars sud-coréennes comme Jung Kook et BTS», précise notamment Billboard.
Il faut dire que l'empire de Scooter Braun, censé être gonflé à bloc, accusait de sévères fuites. Coup sur coup et séance tenante, les chanteuses Demi Lovato et Ariana Grande avaient viré le golden boy en août 2023, avec qui elles étaient en affaires depuis quatre et dix ans. Trois mois plus tôt, le prince du reggaeton, J. Balvin, s'en séparait lui aussi du jour au lendemain. Sans compter que le même été, une rumeur évoquait de l'eau dans le gaz entre Braun et Bieber.
Si elle a été rapidement démentie par le bisounours de la pop, on était en droit de lever quelques sourcils: que se passait-il dans l'entourage du puissant manager californien? Tout ce beau monde est resté en bons termes, mais personne n'ouvre la bouche pour autant. Demi Lovato, comme après toute rupture qui se respecte, s'est contentée de supprimer le post Instagram qui célébrait, en 2019, son nouveau contrat avec «pas n’importe quel manager, mais le seul et l'unique Scooter Braun!!!!!!».
A 43 ans, Scooter pouvait se vanter de représenter les intérêts de David Guetta, Black Eyed Peas, Ava Max, Psy ou encore Ashley Graham, la mannequin plus size désignée «femme la plus sexy du monde» par le magazine «Maxim» en 2023. Son flair, c'est en 2007 qu'il le déflore, en trébuchant accidentellement sur la première vidéo maladroite d'un petit Canadien prénommé Justin. Bien sûr, le son est pourri, la caméra tremblote et Bibi n'a que 12 ans. Mais sa mignonne version de So Sick met la puce à l'oreille du jeune homme d'affaires.
Il suffira d'un coup de fil à la maman, Pattie Mallette, pour que toute la smala déménage dans la foulée à Atlanta, confiant la carrière du gamin à cet étrange manager âgé de tout juste 26 ans. Bonne pioche: l'année suivante, Justin Bieber signe avec le label fondé par Braun et Usher et, en 2009, l'album My World fécondera tout une colonie de «Beliebers» à mèches aussi structurées que son nouveau compte en banque.
Un premier coup de poker, réalisé en 2004, lui aura sans doute offert ce petit rien d'assurance. Alors maqué avec le rappeur Ludacris, Scooter était certain que la marque Pontiac ouvrirait son tiroir-caisse pour ses beaux yeux. Et il avait raison: douze millions de dollars pour qu'une poignée de bolides partagent l'affiche avec autant de jolies filles, dans le clip Two Miles an Hour.
Après avoir fait ses crocs en organisant de licencieuses afterparties pour Eminem ou Britney Spears, ce beau parleur, qui sait «inspirer confiance», pouvait enfin déployer sa société SB Projects dans une maison cossue de West Hollywood et fabriquer son propre mythe. Et plutôt bien, puisqu'en 2013, il fera une entrée fracassante dans les «100 personnalités les plus influentes de la planète», selon Forbes.
Toujours au plus près des futurs grands, mais aussi de la lumière, ce natif de New York et petit-fils de rescapés d'Auschwitz a besoin que l'on sache qu'il chouchoute ses poulains. Une nounou d'enfer qui fulmine quand il entend le manager d'Amy Winehouse s'en foutre de ses problèmes de drogue. «Quand j'ai regardé le documentaire sur Amy, je me suis retenu de casser la télévision», dira au New York Times celui qui a longtemps planqué son enfance aisée, préférant prétendre qu'il a grandi sur les trottoirs du Queens. «Un riche qui a toujours trimé comme un pauvre, pour qu'on ne lui retire pas son mérite», expliquera bien plus tard l'un de ses bons amis.
A ce qu'on raconte, Scooter est un gentil gars «qui a des couilles» et qui s'en fout des règles. Un «sauvage attendrissant qui est fait» pour tailler les talents bruts avant de les catapulter sur le marché.
Un bagout et une assurance qu'il renforce très vite en préférant le hoodie à capuche au col blanc. Pour faire l'homme de terrain, celui qui se retrousse les manches au lieu de réajuster la cravate. Une stratégie que l'on retrouve souvent dans l'arrière-salle du hip-hop, avec de gros nounours fringués n'importe comment, au service des porte-manteaux qui font les beaux jours de MTV. C'est d'ailleurs avec les plus grands rappeurs de la côte ouest qu'il apprendra les rudiments du métier.
Cette barbe négligée et cet air bonhomme finiront de convaincre mummy Bieber qu'il prendrait soin du fiston. Sans lui préciser que le gros de son boulot s'est longtemps résumé à slalomer entre les studios d'enregistrement au volant de sa Mercedes CLK 320 et à gonfler son carnet d'adresses «en sirotant des cocktails avec des stars du rap, sur le rooftop des clubs».
Surtout qu'il allait bientôt devoir dévoiler son aptitude à incarner le bouclier magique. Car après la grâce, Justin fut frappé par les hormones de l'âge bête. Frasques, drogues, propos nauséabonds, beignes dans des mâchoires de paparazzi, pipi dans un seau au milieu de la route ou encore profanation de monuments nationaux ont occupé tout l'agenda judiciaire de son papa du show-biz.
Le reste de ses journées, le manager les passait souvent au bout du fil, à tenter de calmer les rédac' chefs de TMZ et de Page Six. On raconte même que Scooter Braun a endossé la responsabilité (et les amendes salées) de plusieurs infractions, pour ne pas effriter l'image du baby de la pop.
Face au succès du gamin made in YouTube, Scooter en cueillera quelques autres sur la bande passante, plus sages, mais bien moins endurants. De Carly Rae Jespen (Call Me Maybe) au trublion coréen qui a fomenté Gangnam Style. Le New York Times l'épinglera «en manager de l’ère des médias sociaux, connu pour orchestrer une promotion en ligne agressive et virale entre ses différents clients». En 2015, comme une revanche sur les tabloïds américains, il offrira une deuxième vie à son garnement, en fomentant une campagne marketing gargantuesque: une vidéo d'excuses, un partenariat avec les caleçons Calvin Klein et un album de la renaissance, baptisé Purpose. («Objectif», en français.)
En vrai, Scooter Braun doit adorer patauger dans les crises. Lui qui a été engagé, puis renvoyé, puis réengagé, puis jeté à nouveau par un Kanye West de moins en moins fréquentable. Lui qui a ramassé Demi Lovato à la cuillère après son overdose. Lui qui, avec Ariana Grande, a dû gérer le scandale du léchage de donut en 2015 et, beaucoup plus grave, l'attentat terroriste durant son concert à Manchester, en mai 2017.
Autre crise, financière celle-ci, il l'a doit à des yeux plus gros que le ventre et au succès de Taylor Swift. En juin 2018, dégoûtée et furax, la star balance sur Tumblr que Big Machine Records, le label qui détient ses six premiers albums, a été racheté par... le manager Scooter Braun. Elle l'accuse au passage d'«intimidation incessante» et de «harcèlement professionnel». Trois ans d'une bataille sanguine pour récupérer ses disques, que jamais elle ne gagnera. Notre homme finira par vendre les droits à un fonds d'investissement, pour la modique somme de 300 millions de dollars. Il avouera un seul regret dans cette histoire, celui de croire que tout le monde l'adore.
C'est là qu'il faut préciser que Scott Samuel «Scooter» Braun n'est pas juste un type doué pour la tchatche, un simple passionné de musique soucieux du bonheur de ses artistes. Le catalogue de Taylor Swift, il l'a racheté par l'intermédiaire d'une société moins fun, mais autrement plus mystérieuse, nommée Ithaca.
Une puissante holding avec laquelle il possède notamment, selon le Wall Street Journal, sept des plus grandes sociétés de gestion musicale du pays et gère des sociétés de production audiovisuelle. Sans compter qu'il a très tôt et très fortement investi dans des startups gargantuesques comme Uber, Lyft, Spotify ou encore DropBox.
Qu'il visse sa casquette de travers en souriant comme le bon copain du bar d'à côté, Scooter Braun est un homme d'affaires. Dans le pays où la musique est une mine d'or âprement disputée. Et, là, curieusement, le papa de deux mioches et l'ex-mari de Yael Cohen, la puissante philanthrope de la fondation Fuck Cancer, se fait beaucoup plus discret. «La plus grande partie de mon activité n'est pas publique. Peut-être que je raconterai tous les détails quand j'aurai 50 ou 60 ans.»
Lundi, sur son compte Instagram, le quadra plus ou moins à la retraite a déjà dégainé l'album-souvenir: «Justin et Ariana étaient tous deux adolescents quand j'ai commencé avec eux. Un gamin de 13 ans qui faisait la rue au Canada et Ariana, une jeune actrice sur la chaîne Nickelodeon. Les voir devenir les légendes qu'ils sont aujourd'hui sera à jamais l'un de mes plus grands honneurs».
En revanche, il ne dira pas un mot sur sa brouille avec Taylor Swift. Pour mieux la vendre en librairie?
Affaire à suivre.