Le «piège de la basse fertilité» menace la Suisse
Professeur en sciences sociales à l'université néerlandaise de Groningue, Gert Stulp étudie les raisons qui poussent les gens à fonder une famille – ou à ne pas le faire. En se basant sur ses recherches statistiques et son expérience, il revient sur le déséquilibre démographique en Suisse.
Le taux de natalité en Suisse est à un niveau historiquement bas. Est-ce la conséquence d’une politique peu favorable aux familles en comparaison internationale, avec un congé maternité court, un congé paternité qui l'est encore plus, des crèches coûteuses, des fécondations artificielles non remboursées?
Gert Stulp: J’en doute. Même en Scandinavie, où les conditions sont probablement les plus favorables aux familles au monde, les taux de natalité reculent. Une politique généreuse peut tout au plus expliquer de petites différences. Mais la grande tendance que nous observons partout dans le monde, à l’exception de quelques pays du Sud global, ne peut pas être inversée:
En Suisse, la part de ceux qui ne veulent pas d’enfants atteint effectivement 17%, un niveau jamais enregistré. Mais peut-être cette part a-t-elle toujours été aussi élevée, et c’est simplement devenu socialement plus accepté de le dire ouvertement?
Peut-être, mais cela n’explique pas tout. Le fait que les gens soient aujourd’hui plus incertains face à la question d’avoir des enfants constitue un changement réel. Mais il existe un facteur clé, souvent négligé.
Lequel?
Ce qu’on appelle l’écart de fertilité:
C’est vrai. En Suisse, selon l’Office fédéral de la statistique, on souhaite en moyenne au moins 1,84 enfant, mais on n’en a que 1,29…
Cette différence s'observe partout. La raison principale est que les gens ont désormais des enfants plus tard. Ils veulent attendre le partenaire idéal, terminer une bonne formation, avoir une carrière stable et un logement agréable pour offrir à un enfant les meilleures conditions possibles. Mais plus on commence tard, moins il reste de temps pour avoir beaucoup d’enfants.
Où?
Beaucoup de politiques natalistes se contentent d’essayer de motiver les gens à avoir des enfants, ou un certain nombre d’enfants. En Hongrie, on ne paie plus d’impôts à partir du quatrième enfant, l’Italie et la Corée du Sud ont essayé des primes bébés.
Le taux de natalité n’a pu être relevé, si tant est qu’il l’ait été, que très temporairement.
Quel type de politique ferait une réelle différence?
Une politique qui aide ceux qui veulent des enfants, mais ne peuvent pas en avoir plus tôt en raison de circonstances extérieures. Cela signifie garantir un logement abordable aux familles, offrir rapidement aux jeunes des relations de travail stables.
Beaucoup de femmes hésitent à avoir un enfant parce que leur phase professionnelle décisive coïncide exactement avec leurs années les plus fertiles.
C’est un problème central. Les années entre 30 et 40 ans sont cruciales pour les promotions et les étapes clés de nombreuses carrières. Et les femmes sont encore beaucoup plus pénalisées que les hommes lorsqu’elles ont un enfant à cette période.
Il est absurde que les années autour de la trentaine déterminent l’avenir professionnel de quelqu’un, alors qu’une personne qui a un enfant à 30 ans a encore 30 à 40 ans de vie professionnelle devant elle. Si nous établissons des conditions permettant une interruption sans qu’elle mène automatiquement à un frein de carrière, si quelqu’un peut reprendre au même niveau et avec les mêmes chances après une pause liée aux enfants, cela réduirait énormément la pression.
De grandes entreprises tech et pharmas proposent à leurs employées le «social freezing», c’est-à-dire la congélation d’ovocytes pour réduire le conflit entre enfants et carrière. Est-ce une bonne direction?
Pour certaines femmes, cela peut apporter un soulagement, surtout si elles savent qu’elles veulent des enfants, mais n’ont pas encore de partenaire.
Premièrement, cela crée une pression subtile: si toutes les collègues optent pour cette approche, on peut vite se sentir obligée de le faire aussi, même si on ne le souhaite pas. Deuxièmement, cela peut conduire à repousser davantage la décision d’avoir un enfant, jusqu’à un âge où le risque de complications augmente. Et troisièmement, nous savons, grâce aux études, que la plupart des femmes n’utilisent jamais leurs ovocytes congelés.
Certains affirment que le féminisme est responsable de la baisse des naissances, parce que les femmes privilégient la carrière à la famille. Que dites-vous?
C’est beaucoup trop simpliste et carrément absurde.
On peut citer la plus grande activité professionnelle des femmes, le niveau d’éducation plus élevé de la population, l’individualisation, la quête d’épanouissement personnel… tout cela. Le féminisme n’est qu’une partie d’un changement sociétal beaucoup plus vaste.
Vous avez étudié comment notre environnement influence le désir d’enfant. Que montre votre recherche?
Nos réseaux sociaux façonnent l’idée de ce qui est «normal», par exemple, l’idée que deux enfants constituent la bonne taille de famille. Et bien sûr, le comportement de l’entourage a un impact: lorsque des amies ou des collègues ont des enfants, cela influence souvent le moment où l’on fonde sa propre famille.
Les personnalités publiques peuvent aussi fixer des normes, qu’elles aient beaucoup d’enfants ou choisissent de s'en passer. Mais notre étude néerlandaise portant sur 18 000 relations sociales a montré que, comparés à des facteurs individuels comme l’âge, le niveau d’éducation ou la situation de couple, ces effets de réseau jouent un rôle beaucoup plus faible.
Des personnes comme Elon Musk semblent paniquer face à la baisse des taux de natalité. Qu’en pensez-vous?
C’est un terrain délicat. Car, dès qu’on exprime une inquiétude et qu’on se retrouve associé à Elon Musk et consorts, on est vite perçu comme souhaitant encourager uniquement certains groupes ethniques ou élites à se reproduire. Ce n’est absolument pas ma position. Et de toute façon, pour la planète, 5 milliards d’humains seraient probablement plus supportables que 10 milliards.
Et le vieillissement pourrait créer une spirale descendante si les électeurs privilégient des politiques qui servent davantage leurs propres intérêts, comme des retraites plus élevées, plutôt que des politiques favorables aux familles. Cela rendrait encore moins attrayante la fondation d’une famille pour la génération suivante.
Une politologue suisse a récemment évoqué l’idée que le droit de vote puisse «s’éteindre» à un âge très avancé.
Mais restreindre le droit de vote n’est pour moi pas une option. Les gens restent des citoyens dotés des mêmes droits fondamentaux, quel que soit leur âge. On peut considérer la situation actuelle comme une phase transitoire: à terme, les générations du baby-boom disparaîtront et le système pourrait se rééquilibrer. Mais comme nous vivons de plus en plus longtemps, cette «phase de transition» risque de durer très longtemps.
Un rapport de l’ONU indique qu’environ un cinquième des personnes cite le changement climatique, la guerre ou la destruction de l’environnement comme raisons d’avoir moins ou pas d’enfants. Observez-vous cela dans vos recherches?
Le rapport porte sur des personnes issues de régions très diverses. Dans le Sud global, où les effets du changement climatique sont déjà beaucoup plus tangibles, cela peut réellement constituer une raison. Dans nos pays, certaines personnes s’expriment aussi ainsi, mais cela reste une minorité.
Difficile de dire si cela est vraiment nouveau. Les générations précédentes avaient aussi des inquiétudes, sans doute plus grandes encore. On observe régulièrement des baisses de natalité lors de crises économiques. Mais cela signifiait généralement un report des naissances, pas un renoncement définitif.
Comment voyez-vous l’avenir? Une reprise de la natalité est-elle possible?
C’est difficile à prévoir. Il existe la théorie du «piège de la basse fertilité»: lorsqu’une société s’habitue à un taux de natalité très bas, celui-ci perdure, parce que normes, modes de vie et attentes changent en conséquence.
S’y ajoute l’idée très répandue qu’il faut investir énormément dans chaque enfant: le conduire au football, au hockey, aux cours de piano, payer du soutien scolaire… Cela rend les familles nombreuses moins attrayantes.
La prochaine génération pourrait-elle amorcer un mouvement inverse? Les enfants veulent souvent l’opposé de leurs parents.
Peut-être (rit). Ce serait effectivement notre meilleure chance: une génération rebelle, pour qui les familles nombreuses redeviendraient la norme. Est-ce que cela arrivera? Qui sait.
