Près de 80 ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale en Europe, les vétérans tant alliés qu’allemands commencent à se faire très rares. Alors que le travail de Mémoire grandit du côté des victimes, un pan moins connu de l'Histoire se développe aussi: celui des défaits.
Vendredi, le journaliste romand Dimitri Zufferey a publié «Le sentier des vaincus» (Editions Antipodes), où il revient sur l'histoire de son grand-père, Johann Mayer, un Allemand qui a pris part à la guerre. L'histoire d'un simple soldat, mécanicien dans une unité de soutien. Pas férocement nazi mais élevé dans le sillage de la propagande hitlérienne, il a participé parmi tant d'autres à l'entreprise de destruction du Troisième Reich. Un de ces milliers de troufions qui n'ont pas pressé la détente, mais sans qui la Shoah n'aurait, in fine, pas pu se faire. Un terme existe pour le décrire, en allemand: un «Mitläufer», un suiveur.
Comment avez-vous retracé l'histoire de votre grand-père?
Dimitri Zufferey: Je suis tombé sur un de ses carnets via ma mère une dizaine d'années après sa mort. Il racontait sa vie dans l’après-guerre. En tant que journaliste qui a fait des études d'histoires, j'ai voulu en savoir plus sur lui, car c'était une chose dont on parlait très peu en famille.
J'ai donc creusé et ai découvert d'autres carnets, écrits durant le conflit. Je n'avais jamais lu de parcours d'un seul homme du côté des perdants qui s'étend sur toute la guerre et je me suis lancé. Je suis allé chercher des informations auprès des archives fédérales allemandes pour compléter son parcours personnel avec celui de son unité.
Quelle est sa trajectoire?
Il ne prend pas part aux premiers combats en 1939. Cette année-là, son père décède du cancer et il doit travailler pour sa famille. Il est réquisitionné quelques mois après la défaite de la France, en 1940, dans une division d'appui qui vient d'être créée, la 337e division d'infanterie. Sous la France de l'Occupation, pour lui, c'est la dolce vita. Il n'y a pas de combats, il va au cinéma, au théâtre, se lie avec des locaux, dont un garagiste. Il rencontre des Françaises, avec qui il a des relations.
Sa division est réquisitionnée pour partir sur le front de l'Est en octobre 1942, alors que la bataille de Stalingrad fait rage et que les troupes allemandes sont en difficulté. Il part en direction de Moscou.
A ce moment-là, craint-on de découvrir qu'il a commis des crimes de guerre ou des atrocités?
Je savais qu'il avait été mécanicien et chauffeur, donc il y avait déjà peu de chances que ce soit le cas, et ses écrits l'ont confirmé. L'intérêt de ces carnets personnels, c'est qu'il n'ont pas subi la censure, puisqu'il les avait gardés sur lui, au contraire de lettres qui étaient envoyées depuis le front. J'ai donc poussé quelques «ouf» de soulagement en me rendant compte qu'il n'a pas activement participé à des horreurs. Mais il subsiste une part de silence et puis surtout, sans logistique efficace, impossible de se battre correctement ou de commettre les crimes de guerre qu'on connaît désormais. Le front de l'Est était le plus grand de l'Histoire, les Allemands avaient plus d'un millier de véhicules différent.
Pas un rouage tueur, mais un rouage tout de même. Mon but n'est pas de le blanchir. Et puis, on trouve indirectement des indications historiques des crimes du Troisième Reich dans ses carnets. Par exemple, il se trouve à Varsovie en 1943, durant le soulèvement du ghetto et évoque une «révolte des Juifs». Des officiers SS le détournent de son chemin sur le ton du «Circulez, il n'y a rien à voir». Il cite aussi des femmes en manteaux de fourrure qui travaillent autour des voies ferrées. On comprend que ce sont des déportées.
Quelles sont ses considérations politiques?
Il venait d'une famille montagnarde de classe moyenne, liée à sa terre, mais pas forcément politisée. Mais les choses ont changé après l'arrivée au pouvoir d'Hitler. Comme beaucoup d'autres, il a été embrigadé dans les Jeunesses hitlériennes alors qu'il n'était qu'un adolescent.
Il est même allé voir un discours du Führer, en 1936, à Nuremberg, quand il avait 16 ans. Mais dans ses carnets de guerre, il l'évoque assez peu. Il n'y a pas de critiques envers le régime non plus.
Lui se focalise sur les détails du quotidien: la faim, le froid, la gestion des pièces d'entretiens des véhicules dont il est responsable.
A-t-il seulement vu des combats?
Apparemment, non. A un moment, il note qu'un officier lui supprime un congé parce qu'il a mal entretenu son fusil. Je ne suis même pas sûr qu'il s'en soit servi de toute la guerre. Mais il a transporté des troupes de combat qui l'ont fait. Malgré toutes mes recherches, il reste un regret: il manque ses journaux de l'année 1944, lorsque l'Allemagne commence à reculer face à l'URSS.
Pourquoi cette année-là?
Etonnament, cela n'est pas lié à la guerre. A l'époque, il converse depuis le front de l'Est avec plusieurs femmes qu’il a rencontrées en France.
Que disent ses carnets de 1945, à la fin de la guerre?
Il recule avec le reste des troupes nazies, alors que l'armée rouge progresse. A la fin de la guerre, il se trouve en République tchèque et veut rejoindre la ligne de démarcation américaine pour être capturé par les Etats-Unis plutôt que les Soviétiques. Mais il est refoulé. Une colonne de prisonniers démarre, mais il arrive à s'enfuir avec d'autres dans les fourrés. Il rentre à pied jusqu'en Allemagne et a réussi à ne pas être envoyé au goulag.
Que se passe-t-il après la guerre?
En revenant en Bavière, il s'arrête dans différents villages pour annoncer la mort de plusieurs camarades à leurs familles. Comme beaucoup d'autres «Mitläufer», il était déçu que son pays ait perdu la guerre, mais il y avait un pays à faire tourner.
A un moment, il décrit comment il voit une Allemande avec un jeune soldat français dans la zone d'occupation, et qu'il trouve cela honteux. Alors qu'il a fait pareil en France quelques années auparavant. Comme beaucoup, il a ses incohérences.
Comment s'est-il retrouvé en Suisse après la guerre?
Il a continué à exercer comme mécanicien dans les alpes bavaroises, pas loin de la frontière suisse. Puis, il part travailler dans la région bâloise avec ma grand-mère. Mais les Allemands étaient mal perçus en Suisse alémanique et il est venu s'établir à Montreux. J'ai le souvenir qu'il avait amassé beaucoup de livres sur la guerre dans sa bibliothèque.