
Adele Walton a perdu sa sœur âgée de 21 ans.Image: instagram @adele_walton
La Britannique Adele Zeynep Walton, 25 ans, publie Logging Off: The Human Cost of Our Digital World, un ouvrage saisissant sur les effets destructeurs du numérique. Elle y raconte la perte de sa sœur et les dérives auxquelles peuvent conduire les réseaux sociaux.
06.07.2025, 07:4506.07.2025, 07:45
«Il faut 2,6 minutes pour descendre en enfer.» C’est ce qu’écrit Adele Zeynep dans les premières pages de son livre. Amnesty International a étudié le phénomène avec une personne de qui s'est fait passer pour une utilisatrice de 13 ans et s'était inscrite sur TikTok. Elle avait été exposée à des contenus liés à la dépression, aux troubles alimentaires et au suicide en à peine deux minutes et demie.
En 2022, Adele avait 22 ans lorsqu'elle a perdu sa sœur Aimee, âgée de 21 ans. Leur père était britannique et leur mère turque. Les deux sœurs ont grandi à Southampton et ont eu une enfance heureuse. Elles aimaient jouer ensemble à des jeux vidéo, Aimee peignait, dansait, allait à des concerts pop et adorait Pharrell Williams. Elle disait même être sa plus grande fan au Royaume-Uni. A 18 ans, elle part seule vivre au Japon, y survit comme femme de ménage et professeure d’anglais. Adele, la «nerd» du duo, a elle-même brièvement fréquenté des forums liés à l’anorexie.
Puis est arrivé le Covid et le monde d’Aimee s’est effondré. Sa vie sociale disparait et elle sombre dans la dépression, se replie dans sa chambre, sur Internet puis dans l’obscurité. Elle disparaît, comme elle l’a déjà fait auparavant. Mais cette fois-ci, elle ne reviendra pas. En octobre 2022, la police informe la famille qu'Aimee a été retrouvée morte dans une chambre d’hôtel, où elle a passé onze jours avec un Américain.
Des misogynes poussent à l'irréparable
Peu à peu, Adele et ses parents découvrent ce qui s’est passé. Aimee fréquentait un forum évoquant le suicide, mais pas un espace de prévention, un site qui soutenait ouvertement la volonté de mourir, sur lequel étaient prodigués des conseils pratiques et où on encourageait à passer à l’acte. Ses fondateurs et ses utilisateurs se cachaient derrière des pseudonymes.
En 2021, la journaliste Megan Twohey du New York Times leur avait déjà consacré une grande enquête. En vain. Dès qu’il est interdit dans un pays, le site réapparaît ailleurs. Les législations actuelles, inadaptées aux réalités numériques, permettent ce jeu du chat et de la souris. Aujourd’hui, le site est bloqué au Royaume-Uni, dans plusieurs pays européens et en Suisse, mais reste accessible dans d’autres parties du monde.
Mais ce forum n’est qu’un élément parmi d’autres. Comme Adele Walton l'a découvert, les deux fondateurs sont aussi des figures majeures de la culture incel – les involuntary celibates, les célibataires involontaires qui rejettent leur solitudes sur les femmes. Ils ont mis en place un réseau de sites sur lesquels des hommes seuls, et souvent misogynes, partagent leurs fantasmes violents, voire des scénarios de meurtre.
Il semble que ces fantasmes trouvent parfois un exutoire sur le forum dédié au suicide, sous forme de soutien déguisé, présenté comme des conseils d’autres «suicidaires», et poussent ainsi des femmes à l'irréparable.
Extrême droite masculine
En explorant une plateforme similaire à celle fréquentée par sa sœur, Adele constate avec une objectivité glaçante ce qu’elle décrit dans son livre Déconnexion: le coût humain de notre monde numérique: on martèle aux personnes vulnérables qu’elles sont seules, abandonnées, incomprises, que retarder le suicide revient à prolonger une souffrance inutile. Le suicide y est banalisé, voire réduit à des euphémismes tels que «prendre le bus». Les méthodes pour mettre fin à sa vie sont discutées librement, presque froidement.
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Partout, subtilement, surgissent des propos misogynes, ou racistes. Une femme supposément obèse exprime sa honte et son envie d’en finir. Une jeune fille «musulmane» affirme vouloir mourir à cause de la pression familiale. Ces récits, vrais ou fictifs, confortent la vision du monde de l’extrême droite masculiniste, selon lesquelles certaines vies ne méritent pas d’être vécues.
La suite logique? L’accès aux substances mortelles. Parfois, une simple recherche Amazon suffit. C’est ce qui est arrivé à Aimee. Comme tant d’autres, elle est tombée sur Kenneth Law., un ex-cuisinier canadien qui a découvert un poison en conservant des aliments et en a fait commerce. Il aurait expédié 1200 colis à travers le monde et on lui attribue environ 120 décès, dont 88 rien qu’au Royaume-Uni, avant d'être arrêté au Canada en 2023. C’est lui qui aurait fourni à Aimee le poison et un «accompagnant de la mort», l'homme qui a passé avec elle onze jours dans un hôtel, assisté à sa déchéance mentale et physique. Il a été poursuivi, mais jamais condamné.
Panorama glaçant du monde numérique
Depuis, Adele Walton s’est consacrée entièrement à faire la lumière sur la mort de sa sœur. Mais Logging Off va bien au-delà de cette enquête. L'ouvrage dresse un panorama glaçant du monde numérique, véritable piège pour les personnes vulnérables.
Mais Adele ne plaide pas pour la fin d’Internet. Journaliste pour Dazed et The Guardian, elle maîtrise les codes numériques et ne peut pas totalement les diaboliser. Elle démonte cependant les promesses des Gafam. Son livre offre une analyse brillante des enchevêtrements profondément inhumains, misogynes et racistes que l’on retrouve dans l’univers des grandes entreprises technologiques. Adele Walton y décrit un monde numérique qui semble offrir des possibilités infinies, mais qui, en réalité, converge toujours vers le même objectif: le profit matériel des géants de la tech.
Elle décortique les promesses des réseaux sociaux – élargir les possibilités de communication, abolir les frontières – et confronte ces slogans à la réalité, soit une construction algorithmique de bulles de plus en plus hermétiques, de chambres d’écho qui isolent les individus et mènent, trop souvent, à leur radicalisation.
Adele Walton montre comment presque chaque application ou outil technologique peut se transformer en instrument de surveillance. A l’inverse, elle raconte l’histoire de son ami Tony, un retraité britannique, qui a vécu l’exclusion totale – sociale, administrative, relationnelle – simplement parce qu’il a trop longtemps vécu sans smartphone.
Un livre «remarquable»
Pour écrire son livre, elle a interrogé des dizaines de personnes, des proches de victimes de suicide, des survivants de grooming (manipulation psychologique de mineurs par flatterie, isolement et chantage), des personnes ayant subi du doxxing (publication de données personnelles, comme des numéros de téléphone ou des adresses, dans des contextes haineux). Et elle a aussi écouté ceux qui, comme elle, ont décidé de ne pas se taire, qui manifestent, portent plainte, militent pour des lois plus strictes et une meilleure protection. Pas seulement pour les enfants, mais pour tout le monde.
Adele Walton n’a que 25 ans, mais elle a écrit un livre lucide, rigoureux, remarquablement documenté. Et elle lutte. Contre Elon Musk, Mark Zuckerberg, Jeff Bezos, Andrew Tate et ses millions d’abonnés. Elle raconte notamment l’histoire d’un de ses plus jeunes fans, un garçon de huit ans qui a trouvé ses vidéos «drôles» et ses voitures «cool».
Logging Off plonge le lecteur dans les pires spirales dystopiques, dignes de la série Black Mirror. Si Adele Walton ne nous tendait pas la main, on en viendrait à perdre foi en l’humanité. Mais elle garde l’espoir, parce que, dans son combat, elle a déjà obtenu quelques victoires. Et parce que son livre pourrait bien être le manuel de survie numérique bienveillant que nous attendions depuis longtemps.
Le seul espoir qu’elle a définitivement perdu, c’est celui qu’elle plaçait dans les puissants. Elle confie:
«Les puissants ne réagiront que lorsqu’ils auront ressenti cette douleur. Je ne souhaite cela à personne. Mais si Mark Zuckerberg, par exemple, perdait un enfant à cause de la violence numérique, il se dirait: “Oh mon Dieu, il faut que je me réveille.”»
the guardian
Adele Zeynep Walton, «Logging Off: The Human Cost of Our Digital World», éditions Trapeze, Londres, 2025. 253 pages, 24 Fr.
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