Celia Healy-Knight est assise dans son bureau pendant que nous conversons par Zoom. «Je peux te montrer une photo de Matt?», demande-t-elle d'emblée. Elle brandit une photo de son défunt mari devant la caméra. On le voit en train de chanter dans un petit club du coin de la rue. «Il était comme ça», décrit-elle, «toujours joyeux, plein de vie». La musique était leur passion commune.
Matt avait une bonne hygiène de vie, un régime végan et il courait des semi-marathons. Mais soudain, il est tombé malade. Une tumeur à la prostate s'est propagée au reste de son corps. Quelques semaines seulement se sont écoulées entre le diagnostic et son décès. Healy-Knight raconte, émue:
En décembre 2022, ils se sont mariés un jour avant sa mort. Elle sans coiffure ni maquillage, lui dans son lit d'hôpital bardé de câbles et de tuyaux. La nuit suivante, il a fait une importante hémorragie interne et a perdu connaissance. Il ne s'est plus jamais réveillé. Matt avait 47 ans.
Celia a alors vendu leur maison et déménagé dans une autre ville. Les souvenirs lui faisaient trop de peine. Impossible pour elle de continuer à travailler en tant que psychothérapeute. Elle a essayé de reprendre six mois plus tard, mais, avec le recul, c'était encore trop tôt. Elle ne dormait plus, était assaillie de souvenirs envahissants dans lesquels elle revoyait son époux et son cancer. Elle ruminait sa culpabilité:
En décembre 2024, Celia Healy-Knight découvre sur internet une étude sur les troubles du deuil prolongé (TDP). L'Oxford Centre for Anxiety Disorders and Trauma (OxCADAT) recrute des participants pour mesurer l'efficacité d'une nouvelle psychothérapie en ligne. Elle s'inscrit, car elle estime qu'il n'est pas normal de ne pas avoir repris le dessus deux ans après la perte de Matt.
De plus, on reconnait depuis peu officiellement le trouble de deuil prolongé comme une maladie mentale. Il a intégré la onzième édition de la Classification internationale des maladies (CIM), le dictionnaire largement reconnu des diagnostics médicaux de l'Organisation mondiale de la santé (OMS).
Cette liste permet aux docteurs, aux chercheurs et aux autorités sanitaires d'adopter globalement le même langage en matière de diagnostics, de thérapies et de statistiques. Elle sert par ailleurs à facturer les prestations médicales.
La CIM existe depuis 125 ans et il faut régulièrement la réviser au fur et à mesure des progrès de la médecine. Les plus grandes nouveautés du répertoire concernent actuellement principalement les troubles psychiques. Par exemple, on ne prend plus les personnes transgenres pour des malades mentaux, le «trouble de l'identité sexuelle» s'appelle désormais «incongruité sexuelle». Et le nombre de diagnostics est généralement en hausse.
Parmi les pathologies récemment reconnues: l'hypersensibilité à sa propre odeur, les troubles sexuels compulsifs et, justement, le trouble du deuil prolongé.
Concrètement, ce dernier décrit un deuil intense et durable qui va au-delà de ce que conçoit la norme sociale. Il complique par ailleurs sérieusement le quotidien. Selon des études, environ 3% des personnes endeuillées développent un trouble du deuil prolongé. Celia Healy-Knight en fait partie.
Clare Killikelly est professeure assistante à l'université de Zurich. Elle a participé à la validation du nouveau diagnostic. Elle et son équipe viennent de décrire en détail le trouble en question dans la revue médicale Lancet. L'experte s'intéresse désormais aux migrants qui, en plus d'une personne proche, ont perdu leur pays d'origine.
De par ses démarches cliniques, elle sait ce que cela provoque lorsqu'on ne parvient pas à mettre un nom sur des souffrances psychiques.
Avant la reconnaissance officielle, on aurait ainsi rangé à tort de nombreuses personnes touchées dans la catégorie des dépressions. Et on leur aurait prescrit des antidépresseurs, «alors que ces médicaments n'ont absolument aucun effet sur les symptômes de ce trouble».
Cependant, la tendance qui consiste à «tamponner du sceau de la maladie» de plus en plus des sentiments humains ordinaires ne fait pas l'unanimité. Marcus Roth, professeur de psychologie différentielle à l'université de Duisburg-Essen, se montre sceptique. Selon lui, la notion pathologique ne cesse, à tort, de s'élargir:
Il estime qu'on ne peut pas, pour chaque expérience individuelle, conclure à un énième trouble psychique.
Cela relève parfois simplement d'une tentative de se déresponsabiliser: «Quand on établit un trouble, l'environnement est automatiquement pointé du doigt», estime-t-il. Des parents vont par exemple utiliser un diagnostic de Trouble du Déficit d'Attention (TDAH) pour expliquer à leur enfant pourquoi il n'arrive pas à se concentrer, et l'école doit veiller à ce que l'enfant soit soutenu en conséquence.
Selon lui, cette évolution se reflète dans le nombre croissant de troubles découverts. L'Américain Allen Frances, professeur émérite à l'université de Duke, parle même d'une «hyperinflation de diagnostics psychiatriques» et d'un développement qui favorise la «mentalité de victime». Dans son best-seller Saving Normal, il plaide pour un retour aux standards.
La psychologue zurichoise Clare Killikelly souligne, elle aussi, que la douleur, la frustration et l'impuissance sont des éléments incontournables de la vie. Elle explique:
Il reste décisif, d'après elle, de connaître l'éventail des charges psychiques, et de ne considérer comme pathologiques que les manifestations les plus graves.
La médecin ajoute que le problème ne vient pas forcément de la liste croissante de l'OMS, mais de la vitesse à laquelle on pose un diagnostic. Marcus Roth partage cet avis: une personne sans activité professionnelle pendant une longue période, qui demeure en retrait de la société, ou qui néglige ses besoins fondamentaux a vraiment besoin d'aide, sans pour autant nécessiter d'étiquetage pathologique.
Or, le système de santé basé sur la solidarité est actuellement surchargé. «J'ai peur qu'on assiste à un retour de balancier», confie Marcus Roth, et que la psychothérapie ne soit plus guère remboursée pour des raisons financières. Les individus qui en pâtiraient seraient précisément ceux qui en ont le plus besoin.
Au lieu de tout résoudre par la psychothérapie, l'enseignant plaide donc davantage pour des offres «à bas seuil»: groupes d'entraide, coachings, formats numériques. Il mise davantage sur un soutien réconfortant que sur un diagnostic précipité:
Autre problème contemporain: la fragilisation des relations sociales, qui jouaient un rôle primordial dans ce contexte. Et à l'expert de déclarer: «La psychothérapie ne peut pas les remplacer.»
Au début, Celia Healy-Knight s'est aussi demandé si sa réaction n'était pas, au fond, normale. D'autres veuves lui ont raconté qu'il leur avait fallu des années pour reprendre pied. Cependant:
Elle a suivi une thérapie en ligne, combinée à des entretiens téléphoniques hebdomadaires avec un spécialiste. Au programme: des modules dont le rythme et le contenu sont adaptés individuellement. L'objectif: déverrouiller des schémas de pensée et de souvenirs, par exemple en écrivant un journal ou en échangeant avec d'autres personnes concernées via une messagerie. «Mon plus beau cadeau», dit Celia Healy-Knight. Et de conclure:
(Traduit et adapté par Valentine Zenker)