Tous ceux qui manipulent des animaux dangereux, du genre vipère heurtante ou scorpion empereur, savent que le moindre relâchement en leur présence, le plus petit excès de confiance, les expose à une attaque fulgurante et parfois mortelle. C'est d'ailleurs pour avoir cru un peu tôt que plus rien ne pouvait lui arriver, mercredi soir face au Real Madrid, une espèce venimeuse à sang-froid, que Manchester City a été puni et éliminé de la Ligue des champions.
Giorgio Contini a vu le match et il a trouvé, lui aussi, que ce n'était pas vraiment une bonne idée de croire soudain que les Madrilènes étaient devenus des bébêtes toutes mignonnes qu'on pouvait chatouiller sans risque. City avait certes ouvert le score à la 73e par Riyad Mahrez, ce qui lui offrait deux buts d'avance sur l'ensemble des deux confrontations, mais ce n'est jamais assez face au Real, surtout en Ligue des champions, et surtout à Santiago Bernabéu, cimetière de tant d'ambitions adverses.
À cet instant pourtant, «Pep Guardiola s'est laissé gagner par l'euphorie. Il pensait que c'était plié, juge Contini, coach de Grasshopper. Il a effectué des changements guidés par les sentiments. Or c'est le genre de choses qui fait très mal au football. Il a par exemple fait entrer Fernandinho pour donner la possibilité au joueur de se montrer mais ce n'était pas le moment (ndlr: le Brésilien remplaçait aussi Mahrez pour fermer les espaces). Il a encore sorti de Bruyne plus tôt dans la partie, alors que même absent et même diminué, le Belge avait assez d'expérience et de qualités pour servir. Par ses choix, Guardiola a donné de très mauvais signaux.»
Les signaux dont parle Giorgio Contini ont-ils été aperçus par ses joueurs? Les Citizens ont-ils été gagnés à leur tour par la certitude, ce poison du haut niveau qui engourdit lentement les jambes et la tête? Ce qui est certain, c'est que City a manqué à la fois de sérénité et de contrôle en fin de match. Et qu'une équipe aussi expérimentée et sûre de sa force comme le Real Madrid n'a pas pu voir autre chose, dans les choix de Guardiola, qu'un excès de confiance, et donc un surplus de motivation pour elle.
Il n'en fallait pas davantage pour énerver la bête qui, furieusement encouragée par ses 55 000 socios, allait marquer deux fois (Rodrygo) puis une troisième (Benzema) en prolongation, pour s'offrir la 17e finale de sa riche histoire et entretenir sa légende. On ne peut pas dire, pourtant, que Guardiola et City n'avaient pas été prévenus: les merengues avaient déjà fait le coup de la «remontada» en huitième de finale face au PSG puis en quart face à Chelsea, revenant de nulle part lorsque tout semblait les condamner.
Les Anglais savaient donc sur quel pelouse ils mettaient les pieds et à quels adversaires ils se frottaient; ils savaient que c'était au moment où ils s'attendraient le moins qu'ils courraient le risque d'être sanctionnés. Alors pourquoi n'ont-ils rien vu venir? Comment une équipe de si haut niveau, qui dissèque des heures de vidéo toute la saison, peut-elle être encore surprise après avoir été prévenue?
«C'est ce qui fait la beauté du football», répond en substance Giorgio Contini, expliquant par la suite toute la complexité de la résurrection footballistique.
Le Real Madrid est sans doute l'équipe au monde la plus capable de croire en elle quand tout l'accable et la destine aux tourments. C'est inscrit dans l'ADN de ce club jadis adoubé par le roi Alfonso XIII, sûr de sa noblesse, de son jeu vertical et de la remontada, un phénomène qu'il a d'ailleurs lui même inventé en renversant Reims lors de la la finale de la Coupe des clubs champions 1956.
Manchester City n'a pas le même vécu, encore moins la même philosophie - et ça s'est vu mercredi. Pep Guardiola place le collectif au-dessus de toutes les individualités. Il paraît que c'est très beau à voir quand l'alchimie opère, mais sitôt que la situation devient périlleuse, à tout le moins urgente, le football rappelle à Pep qu'il n'est plus sur le terrain, et que ce sont les grands joueurs qui décident du match.
City bien sûr ne manque pas de bons footballeurs. Mais ils sont tellement au service du projet voulu par leur entraîneur qu'ils n'ont pas les mêmes prérogatives que les stars madrilènes, ni donc la même capacité de (re)mobilisation. Il n'y a personne sur le terrain comme Karim Benzema, ou avant lui Cristiano Ronaldo, ou avant lui Zinédine Zidane, autant de leaders historiques de la Maison Blanche capables de faire croire à leurs coéquipiers que tout est encore possible quand tout semble déjà perdu.
Mercredi, Benzema a été décrit comme le déclencheur mental de la «remontada» par L'Equipe. Captures d'écran à l'appui, le quotidien français révèle qu'à la 88e minute, alors que City mène 1-0, le vrai Ballon d'or 2021 et futur Ballon d'or 2022 «redouble de mobilité, montre qu'il souhaite prendre les choses en main, réclame le cuir». Que par son attitude «il oblige ses partenaires à y croire encore».
Le capitaine incarne la force et la grandeur d'une institution que les victoires et les trophées ont placé au sommet de la chaîne alimentaire, à égalité avec les vipères et les scorpions. Les Madrilènes ont développé au fil de leur histoire une foi, en langage sportif «une culture de la gagne», dont beaucoup de ses adversaires, même les plus prestigieux, sont encore dépourvus. C'est le constat fait mercredi par Clarence Seedorf, ancien pensionnaire du club espagnol.
Le Real Madrid a encore grandi cette saison. Il a décroché son 35e titre de champion d'Espagne à quatre journée de la fin, une précocité jamais vue au club depuis la saison 89/90, et peut encore rêver d'un doublé avant de défier Liverpool, le 28 mai en finale de la Ligue des champions au Stade de France. Les Reds connaissent le bulletin météo, mais ça ne veut pas dire qu'ils sauront affronter la tempête quand elle surgira du ciel bleu.