On se heurte sans cesse à un mur de silence. L’arbitre de Suisse orientale, victime il y a quelques semaines d’une agression de la part d’un footballeur qui lui a causé de multiples fractures de la mâchoire, ne se sent pas psychologiquement prêt à s’exprimer. D’autres arbitres ignorent nos messages ou nous expliquent qu’ils ne souhaitent pas, ou n’ont pas le droit, de parler.
Et lorsque les dirigeants des associations régionales apprennent nos tentatives, les éventuelles failles dans le mur sont rapidement colmatées. On nous fait savoir qu’il faut cesser de prendre contact avec des arbitres.
L’arbitre de Suisse orientale avec la mâchoire fracturée. Un autre en Argovie, qui a reçu un coup de poing de la part du père d’un jeune footballeur. Deux incidents survenus en mai. Ce sont certes des cas isolés. Mais même le président d’une association régionale écrit à ses arbitres:
L’affaire a quelque chose de troublant. Ces associations régionales exigent de leurs arbitres sur le terrain une «posture affirmée et une communication sans ambiguïté», comme l’écrit le président de l'une d'entre elles. Mais qu’ils partagent publiquement leurs expériences, leurs vécus, leurs peurs ou qu’ils signalent des dysfonctionnements, alors là, on ne leur fait pas confiance. Il s'agit surtout de ne pas ternir l’image du football. C’est l’impression que laisse cette attitude. Nous y reviendrons.
Un arbitre suisse, que nous appellerons Basile*, a accepté de témoigner pour le groupe CH Media, auquel appartient watson. Il y a quelques années, il a été agressé physiquement sur le terrain puis harcelé par un joueur. Voici son histoire.
Basile a peu plus de vingt ans lorsqu’il arrête de jouer au foot et que le président de son club le convainc de devenir arbitre. La pénurie d'officiels est un problème récurrent. Les clubs qui n’en hébergent pas suffisamment doivent payer une amende.
Basile se sent d’une certaine manière redevable envers son club. Mais très vite, il ne considère plus l’arbitrage comme une corvée, mais comme une vocation. Pour une grande carrière, il est déjà trop âgé. Mais il vise le sommet du football amateur.
Il est ambitieux, passionné, consciencieux. Bref: sur la bonne voie. Jusqu’à ce que survienne l’incident qui sème le doute, déclenche des angoisses, et l’empêche pendant plusieurs semaines d’arbitrer le moindre match. Il ne s’agit pas seulement de l’agression physique par un joueur plusieurs minutes après le coup de sifflet final, mais aussi de ce qui suit: menaces, intimidation, une forme de harcèlement psychologique.
Le joueur l’appelle trois fois. Et le message est toujours le même:
Mais Basile n’est pas seul. Il a une famille. «J’étais déstabilisé après ces menaces, car je ne savais pas jusqu’où ce joueur était prêt à aller», raconte-t-il. Le jeune homme renonce à porter plainte.
Mais comment gérer cela en famille? Faut-il taire l’affaire pour ne pas inquiéter ses proches? Ou en parler pour qu’ils soient sur leurs gardes? «Ma femme a été informée dès le départ. Je lui ai raconté ce qui s’était passé le soir-même de l’agression. J’ai aussi discuté avec elle de l’éventualité d’une plainte.»
Basile se retire. Il cogite. Il doute, il rumine. «Pourquoi je fais ça? Pas pour les 150 francs maximum que je touche par match. Dois-je continuer à arbitrer? Pour l’instant, sûrement pas. Ai-je eu raison de renoncer à porter plainte? Oui, pour protéger ma famille». Voilà le genre de pensées qui l'obsèdent.
Sa fédération ne reste pas inactive pendant cette période. Elle lui propose une aide juridique, lui recommande même de porter plainte. Mais il refuse. Il décline aussi le soutien psychologique. Car Basile estime qu’il doit être capable de surmonter seul cette épreuve.
Après plusieurs semaines, la passion prend le dessus sur les doutes. Le jeune Suisse reprend du service. Mais avec un sentiment qu'il n'aurait jamais imaginé: certes, il est de retour sur le terrain, mais il n’est plus l’arbitre sûr de lui qu’il était auparavant. Rien que l’idée de devoir avertir un joueur lui cause des maux de tête, car il pense immédiatement aux conséquences possibles.
La peur aveugle le juge. Il en va de même pour l’arbitre. Mais avec le temps, les images de l’agression s’estompent, la confiance revient. Mais si l’agresseur croise à nouveau sa route sur un terrain? Le traumatisme va-t-il resurgir?
Et ce moment arrive effectivement. Mais Basile est lui-même surpris de son calme ce jour-là, même si certains spectateurs essaient de chauffer l’ambiance en poussant volontairement le joueur en question à (re)passer à l'action.
Ah, les spectateurs... Il y a quelques jours, en Argovie, c’est le père d'un junior qui a frappé l’arbitre au visage. Basile estime qu’on devrait, lors des matchs juniors, regrouper les spectateurs dans des zones spécifiques, si possible derrière des barrières, à bonne distance du terrain. Et pour les seniors, il propose de bannir du stade les spectateurs fautifs, comme cela se fait chez les professionnels.
Même si l’agression remonte à plusieurs années, Basile est aujourd’hui plus inquiet que jamais, car, selon lui, les violences contre les arbitres ont augmenté. La situation est si tendue que, dans les groupes de discussion entre arbitres, on débat d’une éventuelle grève pour faire passer un message. Selon l'homme au sifflet, ce message est nécessaire. Non pas comme une action de guérilla, mais en accord avec les associations régionales:
Mais que pourrait-on améliorer? Faire comprendre aux parents que leur fils n’est ni Messi ni Ronaldo, qu’il ne peut pas marquer tous les buts, qu’il peut être remplacé ou bousculé? Cela ne sert à rien. Ce qui pourrait être utile, ce serait de confier la sécurité des arbitres à l’équipe hôte. Basile raconte:
Si l’on demandait à l’entraîneur et/ou au capitaine de l’équipe hôte d’accompagner l’arbitre jusqu’à sa voiture, beaucoup d’agressions – comme celle que Basile a subie – pourraient être évitées.
Les associations régionales n’aiment pas que des arbitres ayant subi des agressions physiques ou verbales s’expriment publiquement. Elles redoutent une atteinte à l’image du football, mais aussi des difficultés à recruter. Pourtant, il convient de noter que jamais la Suisse n’a compté autant d’arbitres: plus de 5 200.
Même les victimes de violences ne doivent surtout pas être perçues comme des victimes dans l’espace public. C’est ce que souhaiteraient ces fédérations. Ce qui laisse penser qu’on veut dissimuler quelque chose. Comme si un arbitre ne pouvait pas admettre sa vulnérabilité. Pourtant, cela revient à dévaloriser l’importance de l’arbitre en le réduisant à une victime marginale. Lorsqu’un joueur est agressé, personne ne remet en cause son statut de victime.
Et les associations répètent sans cesse que les actes de violence envers les arbitres sont marginaux. C’est exact. En 2024, sur 89 741 matchs de football, 34 cas de violence contre des arbitres ont été recensés. Soit 0,03 % des rencontres. Autrement dit: 0,6 % des directeurs de jeu ont été victimes de violence l’an dernier. Sachant que ces chiffres ne tiennent compte que des agressions commises par des joueurs ou des officiels, et non par des spectateurs.
A titre de comparaison: en 2021, la Suisse a enregistré 19 341 infractions dans le cadre de violences domestiques. Soit 0,48 % de tous les foyers suisses. Là aussi, la part de cas non déclarés est importante. Mais contrairement au football, nous reconnaissons la violence domestique comme un problème de société.
Evidemment, le constat seul ne suffit pas. L’idée d’accompagner les arbitres après les matchs est bonne. Celle d’éloigner du terrain les parents des joueurs également. Mais un changement de mentalité chez les arbitres pourrait aussi être bénéfique. Pourquoi ne pas reconnaître sa vulnérabilité? Exemple: «C’est mon cinquième match, je vais faire de mon mieux, mais il y aura des erreurs».
Ou bien pourquoi ne pas ouvrir un dialogue avec les acteurs avant le match? Exemple:
Car une chose est sûre: quand les émotions des joueurs s’emballent, il est primordial que l'arbitre garde le contrôle.
* prénom d'emprunt
Adaptation en français: Yoann Graber