Le Vevey-Sports n'a pas réalisé son plus grand exploit sur le terrain, cette année. Il l'a fait dans le domaine... artistique. Oui, le club de première ligue (4e division) a réussi à programmer le légendaire groupe français de rap IAM dans le festival qu'il organise, le Vibiscum Festival (10 et 11 juin). «J'ai la chance d'avoir un réseau étoffé, et l'une de mes connaissances a des contacts avec le manager d'IAM», se réjouit William von Stockalper, président du Vevey-Sports et organisateur. Il enchaîne:
Leur leader, Akhenaton, est un fan de l'Olympique de Marseille, ville dont le groupe est originaire, et a déjà empoigné le micro un maillot de foot sur les épaules. Comme de nombreux rappeurs. Parce que les liens entre ce genre musical et le ballon rond sont nombreux et très étroits. A tel point que le prestigieux quotidien sportif français L'Equipe a lancé en 2019 un podcast, Une-Deux, dont chaque épisode est une rencontre entre un rappeur et un footballeur évoquant leurs passions réciproques. La même année, Canal+ diffusait le documentaire Foot et rap, nés sous la même étoile.
«Je me suis rendu compte il y a environ cinq ans que les connexions entre les footballeurs et les rappeurs étaient de plus en plus nombreuses», expliquait Cyril Domanico, son réalisateur, pour justifier son objet d'étude. Et, effectivement, les références communes entre les deux domaines sont légion.
🗨️ "Beaucoup de rappeurs rêvaient d'être footballeurs. Aujourd'hui j'ai l'impression que c'est vice-versa aussi." ⚽️🎤
— Canal Football Club (@CanalFootClub) March 18, 2019
"FOOT ET RAP : NÉS SOUS LA MÊME ÉTOILE" : Un documentaire #SportReporter à découvrir en avant-première ce mardi à 20H45 sur CANAL+ SPORT ! 📺 pic.twitter.com/KarQi4WPCR
En plus de porter des maillots sur scène ou dans leurs clips, parfois même tournés dans des stades (le Vélodrome de Marseille pour Halla Halla de Soprano, en 2007, ou Bande Organisée du collectif 13'Organisé, en 2020), les rappeurs multiplient les clins d'œil au football dans leurs textes. Ils usent, pour ne pas dire abusent, de la métaphore. «Brandir le métal, faire danser la culasse / Personne n'arrête les balles, t'es pas Iker Casillas», pose Tunisiano dans Fer de lance (2014).
«Je tue au micro comme je shoote dans la balle / Sur ta console, tu luttes à Kick Off / Moi je marque des buts même à Dino Zoff / Je suis le filou: Michel Platini, qui échappe aux griffes du gros Basile Boli / Oui, j'en veux. Comme Rouménigeux / Je mouille mon maillot quand je suis au micro», se vantait, déjà en 1996, Doc Gynéco dans Passement de jambes.
D'autres, comme Jazzy Bazz, vont plus loin en écrivant des morceaux qui traitent quasi sociologiquement du football. Dans Ultra Parisien (2016), l'artiste francilien raconte l'histoire des fans du PSG à travers sa propre expérience des tribunes, et déplore le changement de politique du club depuis l'arrivée des Qataris en 2011.
Depuis leurs débuts, dans les années 1990, les rappeurs francophones sont des amoureux de foot. Désormais, cet amour est mutuel. «Ce qui est marrant, c’est que pendant des années, ce sont les rappeurs qui regardaient les footballeurs, parce qu’ils les faisaient davantage rêver. Et depuis quelque temps, on a vu une sorte de rapprochement inversé, ce sont désormais les footballeurs qui se rapprochent», analyse Mehdi Maïzi, journaliste spécialisé en rap, dans une interview pour Konbini. Une telle proximité n'allait pas forcément de soi, comme l'explique l'expert:
Il suffit de se promener devant la porte d'un vestiaire avant ou après un match de divisions inférieures en Suisse pour en avoir les oreilles nettes. Mais le rap a aussi atteint les plus hautes sphères du football. Il a, par exemple, accompagné les Bleus – via l'enceinte portable de leur défenseur improvisé DJ, Presnel Kimpembe – tout au long de leur épopée victorieuse lors de la Coupe du monde 2018 en Russie.
RT pour l’enceinte de Kimpembe
— Charlo ⚽️️ (@Charloo_15) July 20, 2018
FAV pour l’enceinte du double R pic.twitter.com/oOiXRpZbfQ
Quelques mois plus tard, après un match de Ligue des nations, Ils ont même invité Vegedream, un rappeur présent sur la playlist, à venir jouer son titre Ramenez la coupe à la maison directement sur la pelouse du Stade de France, à leur côté. Les protégés de Didier Deschamps n'ont pas raté l'occasion de s'égosiller sur ce morceau, devenu un véritable hymne, qui leur rend hommage.
Si le foot et le rap ont des liens si étroits, c'est tout d'abord parce qu'ils viennent du même milieu. Ou, du moins, une bonne partie de leurs pratiquants et fans. «Je ne veux pas faire de la sociologie de comptoir, mais il y a quelque chose de très simple: pour la plupart, ce sont les mêmes mecs qui viennent des mêmes endroits», s'avance Mehdi Maïzi.
Aux yeux de leurs pratiquants ou de leurs amateurs, les deux disciplines partagent des valeurs communes. «Dans les deux domaines il faut avoir ce que les Italiens appellent la grinta. C’est-à-dire s’accrocher jusqu’au bout, se battre pour la victoire», résume Akhenaton dans So Foot. L'esprit de compétition, donc, mais aussi le goût du challenge, le sens du collectif ou la nécessité de performer devant un public sont autant de traits communs.
«Finalement, nous faisons un peu la même chose, en concert ou en match, en rappant ou en dunkant: nous essayons de rendre la foule hystérique», analyse dans Le Temps le basketteur genevois de NBA Clint Capela, dont l'affirmation est aussi vraie pour le foot.
Dans les quartiers moins favorisés, rap et foot représentent aussi, pour beaucoup, les seuls ascenseurs sociaux possibles. Parce qu'ils sont faciles d'accès (une paire de pompes et un ballon pour le foot; une instrumentale, une feuille et un stylo pour le rap) et sont propices aux fantasmes de gloire et de richesse. Le rappeur français Driver, lui-même issu de la banlieue, le constatait dans Le Temps:
Last but not least, ces deux disciplines sont en constante recherche de la beauté. Celle du geste technique balle au pied, celle du verbe micro en main. La reprise de volée en pleine lucarne et le dribble parfait d'un côté. La punchline et la rime de l'autre. «Les gens, ils écoutent un mec rapper, ils entendent une belle phrase, ils vont devenir fous. C'est pareil pour un mec qui est sur le terrain et fait un beau geste technique», s'enthousiasme Jesse Adang, réalisateur du documentaire Ballon sur bitume.
La relation affective entre le football et le rap a muté ces dernières années en rapport commercial, les entreprises sentant le bon filon pour attirer leur jeune public-cible. En 2018 par exemple, Adidas présentait une nouvelle gamme de vêtements en invitant des joueurs de l'équipe de France et en organisant, en parallèle, des concerts de rap lors desquels les vedettes Sofiane et Soolking portaient sur scène des habits de la marque aux trois bandes.
L'Olympique de Marseille, lui, faisait figurer – aux côtés de Diego Maradona – le rappeur local Alonzo dans sa campagne d'abonnements pour la saison 2018-2019, histoire de doper ses ventes. Le club phocéen innovait en 2020 en fondant «OM Record», premier label musical crée par un club de football, dédié en grande partie au rap.
𝗟𝗲 𝗿𝗮𝗽 𝗠𝗮𝗿𝘀𝗲𝗶𝗹𝗹𝗮𝗶𝘀 𝗿𝗲𝗽𝗿𝗲𝗻𝗱 𝘀𝗲𝘀 𝗱𝗿𝗼𝗶𝘁𝘀, 𝗮𝘂 𝗯𝘂𝘁. #OMRecords pic.twitter.com/CWMkKYwzqR
— 𝗢𝗠 𝗥𝗲𝗰𝗼𝗿𝗱𝘀 🎧 (@OM_Records) September 24, 2020
C'est aussi grâce au club des bords de la Méditerranée que le ballon rond a fait son entrée dans le rap francophone. En 1993, IAM sortait le titre Le Feu, qui contient des extraits de chants de fans olympiens. Sur ceux du Léman, on mise sur le collectif marseillais pour remplir les caisses du Vevey-Sports, à la recherche de son glorieux passé. «On est un club ambitieux, et on a souhaité proposer une offre originale à notre jeune public», explique William von Stockalper.
Pour la première édition du Vibiscum Festival (qui a un budget de 600'000 francs) le président veveysan espère attirer 6000 spectateurs répartis sur les deux jours.