Cette année, ils sont un peu tous pareil. Ils n’ont jamais eu autant envie de changer de trottoir, histoire d’éviter les sujets qui fâchent. Malheureusement, il n’y a pas de trottoirs à Roland-Garros, juste des personnalités incontournables.
Le sujet, certes, est embarrassant: accueillir les Russes à Wimbledon contre des points ATP, mais aussi contre l’avis du gouvernement britannique. Ou pas… Il s’agit de défendre les intérêts d’un sport face à des sanctions internationales appliquées à tous les secteurs de la vie économique. Il s’agit de débattre pompeusement d’un tournoi de tennis en temps de guerre, comme si on parlait des mêmes balles, de déterminer si quelques athlètes (biélo)russes ont le droit d’entrer à Wimbledon quand des gazoducs ont été fermés.
Au fond, tout le monde sait bien que ce clivage entre pro-Russes et pro-Wimbledon, pour le résumer grossièrement, n’est pas un combat entre le bien et le mal, comme on voudrait tant le croire. Il n’y a rien de philosophique là-dedans, que des mathématiques: les uns songent à leurs points ATP, les autres aux points qu’ils marqueront à Buckingham. Presque tous les joueurs le pensent, Benoît Paire l’a dit: «Ce sont quatre ou cinq Russes qui font le bordel.»
Concrètement, il reste environ deux semaines à Wimbledon pour reconsidérer sa position et lever son embargo contre les quatre ou cinq enquiquineurs. «Si rien ne change», selon les termes du communiqué officiel de l’ATP, pas un seul point ne sera versé dans l'escarcelle des participant.e.s.
Si rien ne change, donc, les participant.e.s iront «prendre leur chèque», comme l’a encore déclaré Benoît Paire au nom de la majorité silencieuse, les résultats seront validés, consignés et répertoriés, notamment le record de titres en Grand Chelem s’il devait évoluer, mais Wimbledon deviendra formellement un tournoi de gala, le temps d’une guerre (et d’une seule, ce qui n’est pas sans soulever un autre débat).
Naomi Osaka a déjà prévenu que cette perspective l’enchantait moyennement. «J’ai l'impression que si je dispute le tournoi sans points en jeu, ça revient un peu à une exhibition. Et dans ce contexte, je suis incapable d’y aller à fond. Je n'ai pas encore pris ma décision mais je penche davantage pour un forfait.» Notons au passage qu’une athlète dont la santé mentale se dégrade notablement au contact de la pression affirme soudain ne pas avoir la force de s’en passer...
Officiellement, tous les joueurs compatissent à la détresse de leurs amis ukrainiens et à l’intégrité éventuellement bafouée de leurs collègues russes; pour résumer le sentiment général. Tous participent à l’effort de guerre: un tweet, un pin’s, un polo aux enchères. Mais l’effort de guerre s’arrête où commence le repos du guerrier: une voix masculine nous avoue ne pas vouloir «perdre trop d’influx avec ces histoires négatives».
Toujours avec un certain embarras, cette voix assure qu’en grande majorité, les joueurs sont bien contents que Wimbledon «les débarrasse de Medvedev, Rublev ou Khachanov: sans eux, les premiers tours sont quand même moins risqués».
Ce que les joueurs ne tolèrent pas, ce n’est pas l’exclusion possiblement arbitraire de leurs «camarades», mais les mesures de rétorsion de l’ATP, un retrait de points «difficile à comprendre» (Benoît Paire) qui vise officiellement à «minimiser l'impact sur le classement d’une décision inique et injuste», réitère l’institution faîtière.
Pour ces quatre ou cinq joueurs qui foutent le bordel (en réalité, ils ne bougent pas une oreille) et qui ont eu la sotte idée de naître au mauvais endroit, au mauvais siècle, tout le monde perdra les points acquis en 2021 à Wimbledon, sans système de compensation. Novak Djokovic ne sera plus No 1. Terrible ironie du sort: il sera remplacé par… le Russe Daniil Medvedev, promu sans jouer.
Ce que donnerait le classement ATP actuel en retirant les points de Wimbledon 2021
— Quentin Moynet (@QuentinMoynet) May 20, 2022
1- Medvedev 7800 points
2- Zverev 6895
3- Djokovic 6660
4- Tsitsipas 5965
5- Nadal 5525
En coulisses, ils sont encore nombreux à penser que Wimbledon et l’ATP finiront pas tricoter un compromis, une bannière neutre, un mot d'excuse, un serment de non-allégeance au Kremlin, quelque chose qui permette de blanchir les joueurs russes tout en lavant l’affront du All england club, chacun dans leur rapport ambigu à l’autorité étatique. Renoncer aux grands principes pour la beauté du geste sportif. Des points et des jeux. Avec un Pimm’s No 6, please.
Mais le changement a-t-il été une seule fois l’apanage de ce tournoi vénérable, où les scores étaient encore changés à la main, par des enfants en costumes verts, il y a une petite dizaine d’années? Ceux qui envisagent un retournement de situation spectaculaire sous-estiment les membres profondément honorables, têtus et octogénaires du All england club. Il a fallu trente années de tractations pour leur soutirer l’abolition du «middle sunday», une trêve dominicale accordée au voisinage pour la tranquillité des piques-niques (ce que l’on appelle ailleurs la paix des ménages). Combien d’années faudrait-il pour venir à bout d’une loyauté séculaire à l’empire britannique?
Dans ces conditions, John McEnroe en appelle au boycott général. Par solidarité envers les Russes? Pour manifester contre le retrait des points ATP? Les deux (well done, old chap): «Je pense que Wimbledon a commis une erreur en prononçant l’exclusion des Russes et que les conséquences se sont aggravées avec le retrait des points.»
A l’aune des objectifs personnels et des bonheurs égoïstes qui, nécessairement, guident une carrière professionnelle, l’idée même d’une action commune paraît hérétique. Les joueurs ne boycotteront pas Wimbledon, encore moins pour exiger la réhabilitation d’un dangereux rival. Daniil Medvedev sera donc interdit de séjour. Novak Djokovic, Rafael Nadal et Iga Swiatek ont confirmé leur présence. Ils trouvent le cas fâcheux, bien sûr, mais ils laissent les colères à Benoît Paire.
«J'ai du mal à savoir si l'ATP défend les joueurs ou la Russie», bouillonne le Français, avant de décapsuler: «Quand certains ont eu le Covid et ont dû rester dans leur chambre, on n’en a pas fait tout un plat. Personne n’a dit: "On doit annuler le tournoi, il n’y a pas de point." Dans le vestiaire, 99 % des joueurs avec qui je parle veulent des points et un Wimbledon normal.»
Ne nous méprenons pas: il existe aussi des rapprochements sincères dans le tennis, et pas seulement quand l’heure des voluptés sonne. «Mais à la fin, nous sommes tous concurrents», rappelle Garbin Muguruza. «Ce sont eux ou nous.» Dans un instant de faiblesse, Serena Williams a reconnu une «vie triste», dans la solitude et l’ennui d’une «concurrence permanente», funeste destin de celles qui, comme toutes les bêtes de compétition, visent le sommet de la chaîne alimentaire - car le tennis «est une jungle», disent les anciens.
Dans cet ordre d’idées, et s’il fallait trouver une morale à l’histoire russe, les joueurs auraient tout à apprendre des chimpanzés qui, s’ils livrent bataille pour une hiérarchie claire, aussi impérieuse que peut l’être le classement ATP, reviennent invariablement à une solidarité de fait quand les circonstances l’exigent. Le tennis est donc une jungle où les chimpanzés sont en voie d'extinction.