Depuis quelques jours, il courait dans les allées de Roland-Garros une espèce de prophétie apocalyptique qui promettait à Nadal l'enfer sur terre, peut-être ici la pire défaite de sa carrière, certainement la dernière, «avec ce pied gauche qui le fait tant souffrir».
Ce n'est pas gentil. Surtout, ce n'est pas fini. A 1h20 du matin à Auteuil, tandis que les éboueurs prenaient leur service, Nadal a balayé Djokovic 6-2 4-6 6-2 7-6 (4). «Vous n'étiez absolument pas favori», a cafté l'intervieweuse anglophone de Prime video. Nadal, qui n'a pas son pareil pour paraître inférieur, provincial et grabataire, n'en demandait pas tant: «Oui, cette année, c'était Novak le favori. De très loin. Mais je ne sais pas pourquoi, je ressens quelque chose de spécial sur ce court. Je suis toujours meilleur que je ne l'imaginais.»
Ce furent donc quatre heures de bonheur, dans des effluves d'eau de toilette et des ardeurs de fin de banquet. Avec Jojo à la trompette (mais peut-être ne s'appelait-il pas Jojo) pour sonner l'hallali pendant les changements de côté. Avec des amoureux de tennis étourdis par la longue nuit qui en «oublient» le dernier métro de 00h47. Avec des loges VIP archi-combles, ce qui n'arrive jamais aux heures buvables. Avec des couvertures chaudes pour recouvrir les augustes gambettes et des «pschhhh» péremptoires pour couvrir le murmure des pipelettes. La fête.
Quatre heures, donc, et nul doute que la foule en aurait bien repris une petite dernière. Quatre heures d'une confrontation tactique savante, d'une bataille psychologique épuisante. Et deux moments clés:
Devant la presse, Djokovic admettra élégamment que Nadal a «mieux géré les moments importants, avec quelques coups fantastiques. Un ou deux points auraient pu m'amener à un cinquième set, et après, allez savoir... Mais Rafa est resté solide mentalement. Il a montré pourquoi il est un grand champion.»
Le bruit courait également que Nadal avait peur la nuit, qu'il frissonnait de tout son être à l'idée de trainer dehors si tard, dans les affres d'une obscurité glaçante. «Son jeu, et plus particulièrement son lift, s'épanouissent à la lumière du jour», avait prophétisé Gustavo Kuerten. Mais sous les projecteurs du Central, moulé dans ses habits de lumière couleur jaune fluo, Nadal fut à nouveau éclatant. Bien vivant.
Au débriefing de Prime Video, Fabrice Santoro résumait assez bien le sentiment général: «Rafa va un peu moins vite, il couvre beaucoup moins de terrain en défense, il n'est plus du tout aussi explosif, mais il est devenu particulièrement agressif sur ses frappes et il connaît ce court par coeur, mieux que quiconque.»
Santoro dévoilait également un secret: «J'ai croisé Nadal et son équipe, il y a quelques semaines. On a discuté et à la fin, je leur ai dit: "On se voit à Paris." Là, ils ont tous tiré de grosses grimaces. Ils ont répondu que ce n'était pas sûr. Je pense que cette blessure au pied gauche était vraiment douloureuse. Je pense surtout que Rafa a une résistance à la douleur hors norme.»
Mais Nadal, ce n’est pas qu’un dossier médical. Ce n'est pas qu'un pied gauche qui le fait se lever de mauvaise humeur chaque matin depuis quinze ans. Ce n'est pas qu'un lift sous le soleil et des angoisses de compétiteur compulsif. C’est une faculté d'adaptation exceptionnelle, circonscrite à l’instant présent. C’est une éducation tournée vers le sacrifice. C’est une compréhension du jeu sur terre battue que personne n’a jamais égalée. C’est une aisance à Paris qui dépasse le simple cadre des sensations ou de la connaissance, pour atteindre une forme de prodigieuse évidence: Nadal et Roland-Garros sont faits l'un pour l'autre.
Si on voulait rester bassement prosaïque, on rappellerait simplement que le matador a remporté mardi soir (ou très exactement, mercredi matin) sa 110e victoire à Roland Garros. En 113 matchs. Et, non, ce n'est pas encore fini.