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Tsonga à Roland-Garros: «Un jour usurpateur, un jour sauveur»

Tsonga a disputé son dernier match de tennis, mardi, après vingt ans de carrière.
Tsonga a disputé son dernier match de tennis, mardi, après vingt ans de carrière.

«Un jour héros national, un jour évadé fiscal.» Ainsi fut Tsonga

«Le grand Jo» a disputé son dernier match de tennis, mardi, après vingt années à envoyer des pains dans tous les coins et à en recevoir en retour. Il restera une sorte d’exception française, capable (coupable?) d’une ambition démesurée.
25.05.2022, 06:1325.05.2022, 09:21
christian despont, paris
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Quand Jo-Wilfried Tsonga a tiré sa dernière cartouche, une balle flottante dans le carré de service, la foule, nous semble-t-il, n'a pas versé tant de larmes. Mais il y a eu quelques gouttes de champagne. «A la santé de Jo qui nous a «quand même» donné de bons kiffs», a tonitrué Jean-Julien, invité VRP d’une banque parisienne. Tout est dans le «quand même».

Tsonga s’en va sur ces quelques verres; ce n’est peut-être pas du Baudelaire, mais ça vaut «quand même» les chansons à boire qui, ailleurs, escortent des sportifs méritants vers la sortie, au hasard Anthony Martial à Manchester United: «Il vient de France, la presse anglaise disait qu'il n'avait aucune chance, 50 millions jetés dans l'évier.»

Au moment de prononcer ses derniers mots, des mots qu'il avait soigneusement couchés sur trois pages A4, Tsonga, lui aussi, est devenu lyrique. Il avait manifestement quelques comptes à solder.

Son discours d'adieu

«C’était un jour fabuleux, un jour mon revers, un jour mon mental… (silence) de Français. J’étais un jour Suisse, un jour fils de père congolais, un jour Manceau. Un jour Noir. Un jour Blanc. Un jour sauveur, un jour héros national. Un jour usurpateur. Un jour décoré. Un jour jeune. Un jour vieux. Et enfin un papa. La vie, quoi.»
Au sujet de son «traitement médiatique»

Tsonga s’en va sur ce dernier coup de boutoir, au son de la Marseillaise et des «Merci Jo-Wi», après avoir posé de sacrés problèmes à un adversaire qui ne lui ressemblait en rien, un gars silencieux, gringalet et méticuleux, dont le tennis impeccable ne présente ni défaut, ni éclat: Casper Ruud, ATP 9, vainqueur 6-7 7-6 6-2 7-6.

Juste avant le dernier tie-break, Tsonga avait l’épaule à moitié bloquée, les yeux de sa mère infirmière semblaient lui prescrire un repos complet, tandis que les siens essayaient de ne pas pleurer. 7-0, game over. Ovation debout pour un champion à genou. Des larmes (les siennes), des étrennes et des tonnes de «on t’aime».

Image

C’est «quand même» un peu moche de finir comme ça, avec des douleurs articulaires, des problèmes de vieux schnock, alors qu’on a porté des valeurs de hardiesse et d'effronterie pendant vingt ans (on ne choisit pas sa mort, disent les sportifs qui disparaissent de nos vies).

Sa sortie, en vidéo

Bien sûr, la foule avait compris depuis longtemps que c’était fini, qu’il n’y avait rien à ajouter, que c’était le moment d’aller arroser l’arroseur (6643 aces en carrière). Mais les adieux de Tsonga à Roland-Garros, les deux pieds bien sur terre et les bras au ciel, avaient valeur de symbole, quelque chose de quasi christique: il n’aura pas échappé aux fidèles du Central que cet homme fut leur seul salut.

«Dans sa génération, personne n'a accompli davantage, et il s'en faut de beaucoup»
Eurosport

Tsonga reste à ce jour le plus beau palmarès du tennis français, et si un mauvais esprit ne nous poussait pas à faire des comparaisons avec un pays voisin (au hasard, la Suisse), on dirait que l’exploit n’est «quand même» pas banal. Car «Jo-Wi» n’était pas le plus doué, au demeurant. Nettement moins agile que Richard Gasquet, «le petit Mozart» qui voulait rester un chanteur de salle de bain. Moins finot que Gilles Simon, petite taille, grand cerveau. Moins extravagant que Gaël Monfils, le joueur élastique.

«Quand je rencontre Jo, nous sommes à Poitiers. Il ne sait pas jouer au tennis. Il tient sa raquette au milieu du manche, ne sait pas faire un revers. Il a “quand même” un gros service naturel, mais il n’est pas forcément parmi les meilleurs. S’il est là, c’est avant tout parce qu’il a un physique hors norme»
Gilles Simon dans le magazine 40A

Il a joué de ce physique avec des postures de dur à cuir, chaud bouillant dans les stades les plus ardents. Show devant: il le nie un peu, il dit que c’est une invention de la presse, mais il a parfois cultivé une certaine ressemblance avec Mohamed Ali, regard noir, frisons alignés au cordeau, démarche chaloupée. Il a distribué des pains dans tous les coins: bing à gauche, bang à droite, un cœur qui bat mais un corps qui, souvent, capitule. «J’ai des blessures irréversibles», a-t-il confié en avril 2020, sans développer.

Puis on lui a donné des noms de scène, des noms un peu obscènes: «Le grand Jo», «Kinder Bueno», ou encore «Jo-Wi de la Rippe», pour ceux qui préfèrent une rhétorique de camionneur.

La pub «Kinder Bueno» n'a pas valu que de l'admiration à Jo-Wilfried Tsonga.
La pub «Kinder Bueno» n'a pas valu que de l'admiration à Jo-Wilfried Tsonga.

Il est devenu un personnage, sinon un personnage à part. C’est en cela que Jo-Wilfried Tsonga, en force et au culot, a bouleversé les codes du prolétariat français: il n’était pas là pour suivre les plans, mais pour les déjouer. Dans une culture qui honnit la réussite, jusqu’à une certaine vulgarité de l’ambition, Tsonga a préservé jalousement la haute opinion qu’il avait de son talent et de ses moyens, sans vanité car «il a reçu une très bonne éducation», assure le journaliste Eric Salliot, mais avec un grand amour-propre.

Nous étions dans la salle de conférence lorsque, en 2012, à Wimbledon, un confrère parisien lui a demandé de décrire ce qui le rendait spécial. Tsonga a eu un soupir las, puis il a trouvé amusant d’envoyer des messages anxiogènes: «Les autres, en général, n’aiment pas jouer contre moi car je suis agressif. Parce que parfois aussi, je fais n’importe quoi et la balle rentre «quand même». J’ai un côté imprévisible et, pour cette raison, probablement, je représente un certain danger.»

La France a cru tenir le nouveau fils parfait de Yannick Noah et Mary Pierce, mais l’espoir Tsonga a accouché d’une souris – certes une souris de classe mondiale. Souvent estropié, souvent décevant, «Jo-Wi» n’a pas accompli sa grande destinée. Il aurait «mérité» de remporter un Grand Chelem, dit-il souvent, mais s’il faut vraiment peser les mots, plus que nul autre, «mérité» a le poids que chacun veut bien lui donner.

Il a ensuite déménagé à La Rippe, sur la Côte vaudoise. Il y a rencontré sa «merveilleuse épouse». Quand il disparaissait dans les premiers tours d'un Grand Chelem, il aggravait son cas. Pour la France rancunière et cocardière, Tsonga est devenu une sorte de déserteur, l’homme qui fuit ses responsabilités et le fisc français. Même Stan Wawrinka, son voisin, l'avait poliment tancé après la victoire suisse en Coupe Davis: «Il y a ceux qui parlent dans les journaux et il y a ceux qui parlent avec la raquette sur le terrain.»

Tsonga a passé tout ce temps, 20 ans, à gagner de l’estime et perdre des occasions de se taire. Mais il a surtout donné au tennis l’un des monologues les plus fabuleux, les plus limpides et irrationnels de son histoire moderne. C’était en 2008, à l’Open d’Australie. Personne ne l’avait vu venir. Personne ne savait même d’où il sortait. Tandis que Rafael Nadal sautillait et plantait son regard meurtrier dans le sien, «le petit Jo», 19 ans, semblait réfléchir à ses prochaines vacances.

Un phénomène surnaturel, en image

Il est entré dans ce que les joueurs de tennis appellent religieusement «la zone». Nadal n’a jamais su expliquer comment cette force obscure, un soir de pleine lune à Melbourne, est parvenue à l’atomiser ainsi, trois petits sets et puis s'en va, dans ce qu’il considère aujourd'hui encore comme «le plus grand sentiment d’impuissance qu’il ait jamais ressenti» de toute sa carrière. Tsonga, lui non plus, n’a pas d’explications:

«Les coups partaient tout seuls»

«De manière assez étrange, je n’étais pas du tout stressé. D’habitude, j’avais la boule au ventre mais là, rien du tout. Aux vestiaires, je tapotais tranquillement sur mon ordinateur pour écouter de la musique. J’ai englouti un muffin et hop, je suis monté sur le central. Là, j’ai eu l’impression que je ne pouvais rien rater. C’était magique. J’ai réussi des volées spatiales, et aussi des trucs bizarres qui devenaient de belles volées amorties. Les coups partaient tout seuls. C’était comme un jeu vidéo. Je me sentais intouchable. Après la balle de match, je ne suis même pas surpris d’avoir démonté Nadal, je suis presque étonné que ce soit déjà fini. D’ailleurs, je ne lève pas les bras. J’étais tellement heureux d’être là, j’y prenais tellement de plaisir que, peut-être, j’aurais voulu prolonger un peu… Ou alors, dans ma tête, j’étais ailleurs. Dans une sorte de bulle.»

Tsonga, c’est aussi cette victoire sur Roger Federer, Wimbledon 2011, après avoir perdu les deux premiers sets. Jamais un membre du collège n’avait infligé un tel affront au Maître. Ni Nadal, ni Djokovic, ni Murray. Ce jour-là, «le grand Jo» balançait des aces en roulant les épaules, «à la cool», avec un service qui ronronnait à 200 km/h.

C’était ça, Tsonga. Bien plus qu’un gros lourd avec un grand museau. Bien mieux qu’une pub pour goinfres attardés. C’était six demi-finales du Grand Chelem. C’était des victoires contre tous les membres du Big 4. Ce n’était pas rien, «quand même».

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