Quand Jo-Wilfried Tsonga a tiré sa dernière cartouche, une balle flottante dans le carré de service, la foule, nous semble-t-il, n'a pas versé tant de larmes. Mais il y a eu quelques gouttes de champagne. «A la santé de Jo qui nous a «quand même» donné de bons kiffs», a tonitrué Jean-Julien, invité VRP d’une banque parisienne. Tout est dans le «quand même».
Tsonga s’en va sur ces quelques verres; ce n’est peut-être pas du Baudelaire, mais ça vaut «quand même» les chansons à boire qui, ailleurs, escortent des sportifs méritants vers la sortie, au hasard Anthony Martial à Manchester United: «Il vient de France, la presse anglaise disait qu'il n'avait aucune chance, 50 millions jetés dans l'évier.»
Au moment de prononcer ses derniers mots, des mots qu'il avait soigneusement couchés sur trois pages A4, Tsonga, lui aussi, est devenu lyrique. Il avait manifestement quelques comptes à solder.
Tsonga s’en va sur ce dernier coup de boutoir, au son de la Marseillaise et des «Merci Jo-Wi», après avoir posé de sacrés problèmes à un adversaire qui ne lui ressemblait en rien, un gars silencieux, gringalet et méticuleux, dont le tennis impeccable ne présente ni défaut, ni éclat: Casper Ruud, ATP 9, vainqueur 6-7 7-6 6-2 7-6.
Juste avant le dernier tie-break, Tsonga avait l’épaule à moitié bloquée, les yeux de sa mère infirmière semblaient lui prescrire un repos complet, tandis que les siens essayaient de ne pas pleurer. 7-0, game over. Ovation debout pour un champion à genou. Des larmes (les siennes), des étrennes et des tonnes de «on t’aime».
C’est «quand même» un peu moche de finir comme ça, avec des douleurs articulaires, des problèmes de vieux schnock, alors qu’on a porté des valeurs de hardiesse et d'effronterie pendant vingt ans (on ne choisit pas sa mort, disent les sportifs qui disparaissent de nos vies).
Bien sûr, la foule avait compris depuis longtemps que c’était fini, qu’il n’y avait rien à ajouter, que c’était le moment d’aller arroser l’arroseur (6643 aces en carrière). Mais les adieux de Tsonga à Roland-Garros, les deux pieds bien sur terre et les bras au ciel, avaient valeur de symbole, quelque chose de quasi christique: il n’aura pas échappé aux fidèles du Central que cet homme fut leur seul salut.
Tsonga reste à ce jour le plus beau palmarès du tennis français, et si un mauvais esprit ne nous poussait pas à faire des comparaisons avec un pays voisin (au hasard, la Suisse), on dirait que l’exploit n’est «quand même» pas banal. Car «Jo-Wi» n’était pas le plus doué, au demeurant. Nettement moins agile que Richard Gasquet, «le petit Mozart» qui voulait rester un chanteur de salle de bain. Moins finot que Gilles Simon, petite taille, grand cerveau. Moins extravagant que Gaël Monfils, le joueur élastique.
Il a joué de ce physique avec des postures de dur à cuir, chaud bouillant dans les stades les plus ardents. Show devant: il le nie un peu, il dit que c’est une invention de la presse, mais il a parfois cultivé une certaine ressemblance avec Mohamed Ali, regard noir, frisons alignés au cordeau, démarche chaloupée. Il a distribué des pains dans tous les coins: bing à gauche, bang à droite, un cœur qui bat mais un corps qui, souvent, capitule. «J’ai des blessures irréversibles», a-t-il confié en avril 2020, sans développer.
Puis on lui a donné des noms de scène, des noms un peu obscènes: «Le grand Jo», «Kinder Bueno», ou encore «Jo-Wi de la Rippe», pour ceux qui préfèrent une rhétorique de camionneur.
Il est devenu un personnage, sinon un personnage à part. C’est en cela que Jo-Wilfried Tsonga, en force et au culot, a bouleversé les codes du prolétariat français: il n’était pas là pour suivre les plans, mais pour les déjouer. Dans une culture qui honnit la réussite, jusqu’à une certaine vulgarité de l’ambition, Tsonga a préservé jalousement la haute opinion qu’il avait de son talent et de ses moyens, sans vanité car «il a reçu une très bonne éducation», assure le journaliste Eric Salliot, mais avec un grand amour-propre.
Nous étions dans la salle de conférence lorsque, en 2012, à Wimbledon, un confrère parisien lui a demandé de décrire ce qui le rendait spécial. Tsonga a eu un soupir las, puis il a trouvé amusant d’envoyer des messages anxiogènes: «Les autres, en général, n’aiment pas jouer contre moi car je suis agressif. Parce que parfois aussi, je fais n’importe quoi et la balle rentre «quand même». J’ai un côté imprévisible et, pour cette raison, probablement, je représente un certain danger.»
La France a cru tenir le nouveau fils parfait de Yannick Noah et Mary Pierce, mais l’espoir Tsonga a accouché d’une souris – certes une souris de classe mondiale. Souvent estropié, souvent décevant, «Jo-Wi» n’a pas accompli sa grande destinée. Il aurait «mérité» de remporter un Grand Chelem, dit-il souvent, mais s’il faut vraiment peser les mots, plus que nul autre, «mérité» a le poids que chacun veut bien lui donner.
Il a ensuite déménagé à La Rippe, sur la Côte vaudoise. Il y a rencontré sa «merveilleuse épouse». Quand il disparaissait dans les premiers tours d'un Grand Chelem, il aggravait son cas. Pour la France rancunière et cocardière, Tsonga est devenu une sorte de déserteur, l’homme qui fuit ses responsabilités et le fisc français. Même Stan Wawrinka, son voisin, l'avait poliment tancé après la victoire suisse en Coupe Davis: «Il y a ceux qui parlent dans les journaux et il y a ceux qui parlent avec la raquette sur le terrain.»
Tsonga a passé tout ce temps, 20 ans, à gagner de l’estime et perdre des occasions de se taire. Mais il a surtout donné au tennis l’un des monologues les plus fabuleux, les plus limpides et irrationnels de son histoire moderne. C’était en 2008, à l’Open d’Australie. Personne ne l’avait vu venir. Personne ne savait même d’où il sortait. Tandis que Rafael Nadal sautillait et plantait son regard meurtrier dans le sien, «le petit Jo», 19 ans, semblait réfléchir à ses prochaines vacances.
Il est entré dans ce que les joueurs de tennis appellent religieusement «la zone». Nadal n’a jamais su expliquer comment cette force obscure, un soir de pleine lune à Melbourne, est parvenue à l’atomiser ainsi, trois petits sets et puis s'en va, dans ce qu’il considère aujourd'hui encore comme «le plus grand sentiment d’impuissance qu’il ait jamais ressenti» de toute sa carrière. Tsonga, lui non plus, n’a pas d’explications:
Tsonga, c’est aussi cette victoire sur Roger Federer, Wimbledon 2011, après avoir perdu les deux premiers sets. Jamais un membre du collège n’avait infligé un tel affront au Maître. Ni Nadal, ni Djokovic, ni Murray. Ce jour-là, «le grand Jo» balançait des aces en roulant les épaules, «à la cool», avec un service qui ronronnait à 200 km/h.
C’était ça, Tsonga. Bien plus qu’un gros lourd avec un grand museau. Bien mieux qu’une pub pour goinfres attardés. C’était six demi-finales du Grand Chelem. C’était des victoires contre tous les membres du Big 4. Ce n’était pas rien, «quand même».