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Roland-Garros: «A 14 ans, Rafael Nadal ne savait ni servir, ni slicer»

«Le tennis a vraiment obligé Rafael Nadal à sortir de sa zone de confort.»
«Le tennis a vraiment obligé Rafael Nadal à sortir de sa zone de confort.»keystone

«A 14 ans, Rafael Nadal ne savait ni servir, ni slicer, ni volleyer»

L'Italien Luca Appino, coach et ami de la famille Nadal, a accompagné les premiers pas du champion sur le circuit professionnel. Il raconte les détails intimes d'une progression inouïe.
31.05.2022, 06:0201.06.2022, 11:05
christian despont, paris
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Cette année, Rafael Nadal présente un bilan de 23 victoires pour 3 défaites. Vous attendiez-vous à un tel retour après sa blessure?
LUCA APPINO: Non, certainement pas. Je savais aussi, pour avoir parlé quelques fois avec Toni (réd: oncle et ex-mentor de Rafael), que la situation n'était pas facile. La blessure était assez problématique, pour le dire délicatement. Mais Rafa était déterminé à tout entreprendre pour revenir. Il ne lâchait pas l'affaire. Ça lui a pris du temps, six mois sans match officiel. Après une si longue absence, j'étais très surpris de le voir gagner l'Open d'Australie, oui. Surpris aussi parce que les «jeunes» comme Medvedev, Zverev ou Tsitsipas, montaient en puissance et semblaient plus forts.

Ce n'est pas la première fois que des jeunes échouent à le déloger.
Oui mais ceux-ci développent un tennis où le service crée des différences, ce qui n'est pas le cas de Rafa. Les jeunes ont maintenant les moyens de lui faire mal. Ils sont capables de jouer à une vitesse supérieure. Pour autant, Rafa reste tout aussi fort, sinon le plus fort, dans la durée. Les jeunes peuvent récolter des points «gratuits», lui doit travailler pour les gagner, mais il a cette constance dans le rendement qui le place au-dessus des autres, une constance absolument extraordinaire à ce niveau.

Tout est là?
Rafa me fait penser au slogan de la pub Michelin: les plus belles performances sont celles qui durent. Il en est l'incarnation vivante.

Quand il dit que les records ne l'intéressent pas, le croyez-vous?
Je vous raconte une anecdote. Un jour que nous étions en Afrique du Sud, nous sommes allés faire une promenade à dos d'éléphant. Rafa devait avoir 16 ou 17 ans. Nous étions sur le même éléphant. A un moment, nous sommes passés à côté d'un rhinocéros. Le guide nous a demandé de rester silencieux, de ne pas gigoter.

«Rafa avait la trouille. Il s'est tourné vers moi et a dit: "J'espère qu'il ne nous arrivera rien parce que je dois encore gagner Wimbledon". C'était ça, son obsession»

Wimbledon?
A 17 ans, il n'avait que deux choses en tête: gagner Wimbledon et devenir le plus grand tennisman espagnol de tous les temps. L'idée était là, le jeu pas encore. Mais avec Rafa, tout part de l'idée: il a cette caractéristique particulière de toujours se donner à fond, de toujours faire de son mieux. Tous ses efforts n'ont pas pour motivation première de gagner des matchs, sinon Rafa se serait lassé. La victoire est la conséquence. Son trip, c'est de devenir meilleur. Toujours meilleur. Il a déjà accompli bien plus qu'il ne l'espérait sur l'éléphant.

Ses proches prétendent qu'il vit toujours dans l'instant présent.
Oui, oui... Sans aucun doute. Consciemment ou inconsciemment, il est convaincu que le présent est la seule chose qu'il puisse maîtriser. Le reste lui parait abstrait ou l'effraie un peu. Ce qu'il y a de bizarre chez lui, c'est qu'il joue à l'entraînement avec une prise de risque supérieure qu'en match, en y mettant beaucoup plus de vitesse. Et à la réflexion, j'ai compris que ce n'était pas si fou.

C'est à dire?
Un jour, j'expliquais à des professeurs de tennis qu'un joueur devait toujours tester ses limites, comme un pilote de Formule 1. Et j'ai pensé à Rafa. Mais quel autre moyen de tester ses limites, au fond, que de les dépasser? Il faut aller au crash, forcément. Il faut provoquer l'accident. C'est ce que fait Rafa à l'entraînement.

Mais n'est-ce pas au détriment de la confiance?
Un jour, à Majorque, il a joué un match d'entraînement contre un Allemand nommé Berrer. Si mes souvenirs sont bons, il a perdu en trois sets. Quelques jours plus tard, les deux joueurs ont disputé le tournoi de Monte-Carlo. Berrer a perdu au premier tour des qualifications. Nadal a remporté le trophée. Dans la philosophie de Rafa, l'entraînement sert à apprendre, à acquérir des compétences. La compétition est un autre cadre dans lequel il recherche un niveau d'efficacité maximal.

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Il y a parfois cette impression que la compétition le transcende. Qu'il s'épanouit dans la confrontation humaine, un peu comme un boxeur. Vous validez?
Je ne le vois pas tellement comme une bataille psychologique. Plutôt comme une bataille «sportive». Rafa passe son temps à chercher des solutions, à mettre son adversaire dans des positions délicates mais il n'y a aucune volonté de nuire, je ne le pense pas. Ses matchs ressemblent à une partie d'échecs, avec la dimension physique comme arme supplémentaire.

Vous l'avez découvert à l'âge de 11 ans. Qu'est-ce qui vous étonne le plus chez lui?
Il a toujours su ajouter une amélioration, une nouvelle pièce à son jeu. C'est ce qui le rend hors norme.

«Quand il avait 14 ans, il était vraiment mauvais dans de nombreux domaines. Mais vraiment mauvais, je n'exagère pas»

Il ne savait pas servir, les gens se moquaient de lui parce qu'il ne faisait jamais d'ace. Il ne savait pas slicer. Il ne savait pas tellement volleyer. Bien sûr, il y a d'autres choses que Rafa faisait super bien. Mais à la différence de nombreux athlètes peut-être, il a profité de ses forces pour mieux travailler ses points faibles, pour s'en donner les moyens et le temps.

Luca Appino au début de sa collaboration avec Rafael Nadal (et au temps des appareils photos jetables).
Luca Appino au début de sa collaboration avec Rafael Nadal (et au temps des appareils photos jetables).

Dans la biographie que vous avez réalisée avec Toni Nadal*, vous écrivez qu'il avait de gros défauts techniques.
Absolument. Il avait des limites. Mais il s'est totalement dédié à sa progression.

Comment a-t-il pu progresser à ce point? Son slice est parfait, sa volée sublime. S'il suffisait de travailler, tout le monde le ferait, non?
Je dis toujours que l'être humain est constitué de deux éléments: 50% de génétique, 50% de qualités qu'il apporte et d'influences qu'il ingère. Nous sommes un peu comme des animaux domestiques, élevés dans des cages avec un certain type de fonctionnement. Vous êtes né en Suisse mais si vous étiez chinois, vous seriez imprégné de cultures différentes, tout en restant vous-même. Or dans la vie de Rafa, il y a eu l'influence de Toni.

Une influence inestimable.
Disons que Toni a développé les plus grandes qualités naturelles de Rafa. Il l'a aidé à rester humble et à vouloir travailler pour progresser. Mais bien sûr, la génétique a fait sa part. Nous ne sommes pas fabriqués de la même manière.

Faut-il en déduire que les autres joueurs travaillent moins pour progresser?
Ce n'est pas du tout certain. Ce qui diffère, c'est la façon de travailler, notamment l'approche mentale. Il faut avoir l'humilité d'apprendre même quand on est déjà un champion. Pour le peu que je l'aie côtoyé, j'ai vu ça chez Federer aussi, cette envie de toujours ajouter une petite amélioration à son jeu. Lequel était déjà prodigieux... Les grands joueurs ont ça. Ils sont tous un peu maniaques.

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Rafael Nadal n'a-t-il jamais désobéi à son oncle?
L'avantage, c'est qu'il ne pouvait pas le virer. Il ne pouvait pas le considérer comme un employé car ils n'ont jamais été liés par un contrat de travail. J'ai pu remarquer dans mon activité de coach (réd: il a notamment entraîné Ons Jabeur et Kaia Kanepi) que celui qui paie, le joueur, raisonne parfois comme un employeur. Alors qu'un coach sert principalement à donner des directives...

On vante souvent la très bonne éducation de Nadal. Qu'a-t-elle de si spécial?
Le respect. Le respect de soi-même et des autres. Tous les autres: les intendants, les journalistes, les médecins, les gens. Je me souviens d'une finale de Coupe Davis où juste avant le début du match, les derniers mots de Toni à Rafa étaient: «N'oublie pas, que tu gagnes ou tu perdes, tu vas serrer la main de tous tes adversaires.» C'est quand même quelque chose d'assez bizarre avant un match d'un tel enjeu.

Rafael Nadal est issu d'une famille aisée. Pourtant sa rage de vaincre et sa résistance à la douleur n'ont peut-être aucun équivalent sur le circuit. Comment en vient-on à se faire aussi mal quand tout va aussi bien?
Je pense que la génétique joue un rôle important. Le grand-père de Rafa a monté un bon business à Majorque. Son autre oncle fut capitaine du Barça. Quand on grandit dans un milieu de haut niveau, un milieu aisé, on n'a pas beaucoup de possibilités. Soit on vise l'excellence, peu importe le domaine. Soit on s'assoit en tailleur et on réfléchit à la manière de dépenser ses sous. Rafa, lui, était aussi doué en tennis qu'en football. Ce n'était peut-être pas un hasard. C'était peut-être un moyen de montrer à sa famille qu'il en était digne. C'est fou, quand même, un gosse de 17 ans qui panique sur un éléphant parce qu'il doit absolument gagner Wimbledon.

Nadal n'a aucune réticence à parler de ses doutes. Il a même avoué un jour à Roland-Garros qu'il avait eu peur de monter sur le court. N'est-ce pas lui qui a raison, finalement?
Je crois que Rafa est quelqu'un d'assez simple, d'assez nature. Quand il était tout petit, je me moquais en disant que l'espagnol était une langue étrangère pour lui. Ses parents et ses amis parlaient essentiellement le mallorquin. Evidemment qu'avec son vécu, Rafa a muri. Mais je pense qu'au fond de lui, il est resté l'enfant honnête et spontané que j'ai connu sur son île. Le fait de dire ce qu'il pense, du moment que ça ne dérange pas les autres, fait partie de sa nature.

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Comment peut-il rester naturel dans milieu aussi codifié et vaniteux que le tennis?
Il vient d'un petit village entre Manacor et Porto Christo, au bord de la mer. Il était calfeutré, paisible, avec ses vieux amis et sa langue ancestrale. Le tennis l'a vraiment obligé à sortir de sa zone de confort. Par chance, le rectangle du court s'est substitué à son village. Cet espace délimité est devenu sa nouvelle zone de confort. Mieux: il la retrouve partout dans le monde, avec exactement la même forme et les mêmes dimensions.

A-t-il toujours autant besoin de repères?
Je pense que oui. Ses maniaquerie, ses routines, ses grigris, je ne crois pas qu'il les fasse pour déstabiliser l'adversaire ou construire un personnage. C'est lui. C'est son univers. D'ailleurs, je ne serais pas étonné qu'en se voyant à la TV, rajuster sa mèche ou son caleçon, Rafa ne rie pas un peu de lui-même.

En tant que chef technique chez Babolat, vous faisiez un travail de haute de précision sur ses raquettes. Nadal était-il déjà maniaque?
Je vais peut-être vous surprendre mais il n'accordait pas beaucoup d'attention aux détails et au matériel. C'était un autre principe que Toni lui avait mis dans la tête: si tu perds ou si tu gagnes, ce ne sera jamais en raison de ta raquette. Tu la choisis, tu l'utilises, et puis tu l'oublies.

«Pendant des années, Rafa a joué avec un cordage qui était le moins cher de l'entrée de gamme chez Babolat. Personne d'autre que lui ne l'utilisait»

Il y a d'ailleurs cette anecdote célèbre où, dans un tournoi juniors, quelqu'un lui fait remarquer qu'il joue avec un cordage cassé. Et il répond : «Mais Toni m'a dit que je ne devais pas m'occuper du matériel!»

Dites-nous franchement: n'est-ce pas un petit miracle qu'il soit toujours là, après autant de blessures et de moments de déprime?
Je peux surtout parler de ses débuts. Avant de quitter Babolat en 2006, je lui ai offert un contrat de dix ans. Je n'avais aucun doute qu'il s'installerait dans la durée. Il avait quelques soucis mais ce n'était pas sérieux. Puis il a découvert ce problème au pied gauche, qui a ensuite dégénéré sur son genou. Peut-être qu'«ils» s'en sont rendus compte trop tard, mais bon... Souvent, il y a un prix à payer pour tout. Davantage que les blessures, je retiens la volonté de revenir. La volonté de tout affronter. C'est un petit miracle, ça oui.

Avez-vous parfois douté qu'il y parvienne?
Surtout après ses 30 ans. Mais tu vois les autres qui arrivent derrière, tu vois Federer gagner à 37 ans, tu vois Djokovic en pleine forme avec seulement un an de moins, tu regardes les autres et ça te booste un peu.

On lui prête un esprit de compétition sur-développé.
Je peux vous confirmer qu'il n'aime vraiment pas perdre... Il a cette détermination dans tout ce qu'il fait, peu importe que ce soit du tennis, du golf ou de la pêche à la mouche. Même quand on l'a cru à bout, il a trouvé de nouvelles ressources. Aussi parce que, dans le tennis comme dans la vie, il avance point par point.

N'est-ce pas un cliché?
Non, c'est la réalité. Je comprends votre réflexe parce que globalement, nous sommes tous excessivement portés sur le résultat. Nous passons beaucoup de temps à nous demander: que se passera-t-il si...? Tandis qu'en vivant dans le présent, on augmente notre attention, on diminue notre stress, et on crée de meilleures conditions pour atteindre... un résultat. Mais ce n'est pas si facile, évidemment. C'est aussi un talent.

Devrions-nous copier Nadal?
Je pars du principe que le pire original vaut toujours mieux que la meilleure copie. Il faut apprendre des champions mais éviter de les imiter. Avec Nadal, on pourrait étudier son approche point par point.

Pour conclure, pouvez-vous nous raconter l'anecdote que vous n'oublierez jamais, outre la balade en éléphant?
Je dirais peut-être cette finale à Monte-Carlo où Rafa demande à son oncle ce qu'il doit faire pour gagner. Là, Toni énumère tous les points forts de Federer. Rafa soupire et ramasse son sac: «Bon ben, je rentre.» Toni lui répond: «Non, tu as tes propres qualités et tu vas apprendre à te débrouiller avec ce que tu as.» Faire ce que l'on sait faire, sans prétendre à des qualités que l'on ne possède pas, ou pas encore: c'est un peu le sens de la démarche.

Avec Nadal, n'avons-nous pas assisté à la progression la plus linéaire et spectaculaire de toute l'histoire du tennis moderne?
Au niveau technique, j'adhère à ce point de vue, oui. A partir de 14 ans, Nadal n'a pas cessé de progresser. Pas un seul jour. Au départ, ses rivaux avaient des atouts techniques supérieurs. Voire largement supérieurs.

*«Le monde de Rafael Nadal», une biographie écrite en collaboration avec Toni Nadal.

Mardi à Roland-Garros

Les quarts de finale masculins commencent dans l'après-midi (troisième rotation, environ 15 h) avec le match Zverev - Alcaraz, suivi en nocturne (pas avant 20 h 45) du choc entre Djokovic et Nadal, à suivre en accès gratuit sur Prime Video.
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