A ses débuts, Rafael Nadal n'a jamais caché qu'il aimait plus la compétition que le tennis, ou du moins, qu'il n'était pas un chien de cirque, qu'il n'y passerait pas des heures dans le but de faire le beau ou de jouer à la ba-balle. Son plaisir n'a aucune origine hédonique. Nadal n'est ni un esthète (Federer), ni un gagneur (Djokovic). Il s'épanouit dans le baroud, dans le corps à corps et la souffrance, ici et maintenant. Il est un compétiteur. Un pur. Le plus grand de tous les temps.
Tous les joueurs répètent doctement qu'il faut prendre «point après point» (ceux qui voient plus loin prennent «match après match») mais un seul est capable d’une telle intensité émotionnelle, quels que soient l'enjeu et la conséquence. Depuis toujours, il y a véritablement chez Nadal une manière d'avancer point par point, dans le déroulement d'un match comme dans l'évolution d'une carrière. Il y a cette manière de vivre.
La démarche reste circonscrite à l’instant présent, sans arrière-pensée liée au résultat ou au bilan comptable. Elle s'affranchit totalement de l'avant et de l'après.
Chaque point est vécu comme s’il était le premier et le dernier, à Roland-Garros comme à Estoril, avec la même passion, la même exigence, le même sentiment d'urgence, aussi. Il n’y a pas de pensée parasitaire. Pas d'attente, pas de passif. Un point, c'est tout. Rien de plus que le point suivant et une envie folle de le gagner. Rien d'autre que des situations à affronter, comme l'a montré à maintes reprises l'air absorbé de Nadal, ni déçu, ni inquiet, ni fâché.
Peu de gens l'avaient cru, début 2022, quand l'Espagnol a passé la semaine, à Melbourne, à répéter qu'il ne pensait pas aux records, qu'il espérait seulement «aller loin dans cet Open d'Australie», qu'un 21e titre du Grand Chelem – il en a désormais 22 – ne le rendrait pas plus heureux. Ceux qui le connaissent savent qu'il disait la vérité. Ceux qui avaient observé sa réaction, après la balle de match de cette finale de l'Open d'Australie 2022 remportée contre Daniil Medvedev, ont compris qu'il disait vrai: en deux longues minutes de batifolage sur le court, Nadal a offert toute la palette d'émotions qui, d'une vague intention de départ, dessine une consécration, de la prise de conscience à la joie, puis à la jubilation, avant d'atteindre la sérénité. S'il avait été écrasé par le poids de l'Histoire, Nadal, au moment de la délivrance, aurait explosé de rage (Djokovic) ou éclaté en sanglots (Federer).
Cette finale à Melbourne en 2022 – remportée en cinq manches, après avoir été mené deux sets à zéro – est un peu l'histoire de sa carrière, l'histoire d'un joueur aux aptitudes sous-estimées qui, convaincu lui-même de n'être «ni Federer, ni Gasquet», a trouvé du réconfort dans un cheminement personnel, une faculté d'adaptation et une soif de connaissances dont ne s'embarrassent pas ses semblables, ou très peu.
Il était le meilleur de tous les temps sur terre battue: il a fait de Wimbledon une idée fixe. Il possédait le coup droit le plus dévastateur du monde: il a passé des mois à reproduire le revers slicé de Federer. Il était presque imbattable dans la confrontation humaine: il a travaillé inlassablement son service pour l'esquiver. Il ne peut plus faire de joggings depuis que ses genoux, ses ligaments et sa voute plantaire l'ont lâché: il a inventé une préparation physique à base de natation et de vélo. Il battait tous ses rivaux à l'usure, au fond du court: il a avancé d'un mètre pour abréger les échanges.
Nadal applique tous les dogmes du tennis moderne là où d'autres se contentent de les ânonner; croire en soi, rester concentré, travailler dur, penser positif. A ses heures perdues, il explore des nouvelles pistes de progression et traque des potentiels d'innovation. Il est de ces compétiteurs racés, innés, qui aspirent à devenir meilleurs, idéalement les meilleurs, indépendamment de l'activité et de l'adversité, pour le seul plaisir de conquérir.
Il faut s'entendre sur le mot compétiteur: Nadal est capable d'une cruauté sans faille, il cherche bien à écraser ses adversaires mais sans penser à mal, ni en tirer trop d'orgueil. Son image de Comanche sanguinaire, allégorie de la brute épaisse, est une pure invention de la dramaturgie sportive. C'est même une effroyable imposture: Nadal est depuis plus de vingt ans le garçon le plus poli et affable du tennis masculin.
Cette rage de vaincre lui ressemble peu – même sa mère ne le reconnaît pas. Elle est d'autant plus étrange que Nadal n'a aucune revanche à prendre, encore moins une revanche sociale: il est un fils de bonne famille, issu d’un milieu aimant et bourgeois. Sa générosité dans l'effort est tout aussi troublante: Nadal n’a jamais manqué de rien; pourquoi cet entêtement à tout donner, jusqu'à sa santé?
Nadal a même reçu une éducation prolétarienne, dans l’idée fondatrice du travail et du mérite.
Cette approche peut donner l'impression que les Nadal cherchent davantage le péril que la gloire; peut-être, précisément, en raison de leur position favorable. Dans la biographie signée de Luca Appino, l'oncle Toni raconte qu’après une grande victoire, il a envoyé Rafael dans un tournoi de seconde zone, aux confins d’une terre poussiéreuse, pour que sa motivation ne soit jamais liée au prestige et au gain. Leur association semble régie par un contrat de confiance (il n'en existe du reste pas d'autre, ni salaire ni intéressement), par ce seul pacte sacré: «Jouer chaque balle avec une intensité égale.»
Alors quand les journalistes lui demandent depuis des années s'il pense remporter 20, 22 ou 25 titres du Grand Chelem, c'est assez naturellement que Nadal trouve la question absurde et répète inlassablement ce qui, chez les autres, peut paraître banal ou sot: il pense au match suivant.
Il faut s'entendre, également, sur la confiance et l'ego que l'on attribue aux compétiteurs. Rafael Nadal a débarqué sur le circuit en bandana et marcel, le biceps gonflé à bloc, dans des postures de motard nourri aux épinards, mais il y a eu erreur sur la personne.
Contrairement aux apparences, Nadal est rempli de doutes. Il a défailli, et peut-être même déprimé, à des moments où il semblait invincible. Il a perdu foi en lui, en son tennis. Le doute n'est pas le moindre de ses paradoxes, la dualité d'un homme simple mais complexe, un champion qui déteste perdre mais qui l’accepte sans peine, une bête de compétition qui a peur des araignées; un joueur avec une force de conviction hors norme mais à la confiance fragile.
Nadal déteste dormir dans le noir quand il est seul. Il conduit sa voiture au ralenti et a eu beaucoup de mal à passer son permis de conduire. Il a peur de perdre ses cheveux et examine la composition de tous les shampooings. A partir du troisième étage, il n’ose pas regarder en bas. Les années auraient pu l'assagir, les victoires l'adoucirent, mais Nadal paraît tout aussi psychorigide, bouteilles alignées dans le même sens, ne pas poser un pied sur les lignes, une mèche, un essuyage du front, une mèche, un tirage de caleçon.
Fondamentalement, il a toujours cherché dans l’effort et la confrontation les réponses que son talent ne pouvait pas lui apporter, ou pas tout de suite. Il a trouvé dans le travail une solution à tous ses problèmes, un refuge contre l'insécurité, une source inépuisable de motivation et de souffrance (ce qui, chez lui, pourrait tenir du pléonasme), une telle résilience qu'«il a déjà ressuscité dix fois», selon la jolie image de John McEnroe.
Nadal a même besoin de partager ses doutes, quand ses pairs les taisent prudemment ou pudiquement. «Ça ne va pas du tout», dit-il volontiers, avec un anglais de première nécessité. «J’ai peur», a-t-il reconnu à Roland-Garros 2015, en pleine conférence de presse. «Sur les points importants, j’ai peur…»
On pourrait finir par penser que Nadal cogne comme un sourd pour ne pas écouter son corps, que crier est sa façon à lui de chasser les doutes. Après tant de difficultés et de blessures, il a toujours cette fragilité, cette angoisse que son corps le trahisse, que sa passion l’abandonne. Il a 38 ans, 22 titres du Grand Chelem, et il n’est sûr de rien. Il ne sait jamais. C'est probablement pour cette raison qu'il s'émeut encore de chaque victoire, qu'il s'étonne encore de chaque triomphe, qu'il est conscient de ses privilèges. Qu'il aime la compétition plus que personne, follement, jusqu'à oublier tout le reste. Chaque point comme le dernier, sans penser à demain.
Par effet miroir, cette approche a révélé chez Federer des besoins beaucoup plus matériels et pressants, ceux d’un champion habitué à des exigences élevées et qui, à force de battre des records, a appris à compter, à jouer avec les chiffres, jusqu'à devenir calculateur.
Mais comment s’affranchir de son propre destin? Federer a débarqué sur le circuit en surdoué cabochard, avant de devenir le joueur le plus brillant et influent de son époque. Face à une concurrence très athlétique, qui lui soumettait un problème d'ordre tactique, il a quitté le registre de la création pure pour devenir plus stratège et gestionnaire. Plus attentiste et passif.
Cette prudence doit moins à ses pseudo-mollesses de quadra cacochyme qu’aux effets inhibants de l'âge et aux outrages répétés de Nadal et Djokovic. C'est en cela que l'Espagnol l'a dominé, touché sur des sujets sensibles de persévérance et de bravoure, parfois blessé dans son amour-propre, sans vergogne, à grands assauts de coups droits lourdingues sur son revers tremblotant; et Federer qui a fini par pleurer et penser que ce n'était pas du tennis.
La fougue de Nadal a obligé son aîné à défendre farouchement des restes d’enfance, un appétit au risque, une nécessaire envie d'épater. Une âme d'artiste, au fond, dans la vanité un peu primitive d'être génial et fort, de se transcender au-delà de l'aisance.
L'ironie de l'histoire est que cet événement s'est produit il y a sept ans, en finale de l'Open d'Australie: de retour après plusieurs mois de convalescence (comme Nadal en 2022), Federer a battu son cadet dans un état de quasi insouciance, la seule fois où il n'avait aucune autre attente... que le point suivant.
Novak Djokovic se distingue non moins de Nadal par ses motivations profondes, son historique familial, son arrivée miraculeuse en provenance d'une petite buvette de montagne sommaire, au fin fond d'un pays en guerre. Djokovic est en mission, élevé à la dure dans des principes assez rudimentaires de sacrifice et de devoir. Il est moins question ici de tennis et de compétition que de réussite.
Sans être prodigieusement doué, Djokovic a développé toute une gamme de compétences uniques, en explorant des domaines aussi variés que la diététique, les énergies élastiques ou les ressources psychologiques. Personne n'a poussé la quête du gain marginal à un niveau aussi sophistiqué.
Voilà pourquoi la question du GOAT (the greatest of all time, le plus grand de tous les temps) ne trouvera jamais de réponse formelle et définitive. Ceux qui aiment le tennis désigneront Federer. Ceux qui aiment la performance choisiront Djokovic. Et ceux qui aiment la compétition ne trouveront pas de meilleur modèle que Nadal.
Cet article est adapté d'une première version publiée le 31 janvier 2022 sur notre site.