Les Suisses boivent moins. Moins souvent, selon des chiffres récents de l'Office fédéral de la statistique (OFS), qui a comparé nos habitudes sur 30 ans. La consommation quotidienne est ainsi passée de 30% chez les hommes en 1992 à 12% en 2022. En revanche, quand ils s'y mettent, les Suisses n'y vont pas de main morte pour lever le coude. C'est même encore plus vrai, aujourd'hui, que par le passé. Et les différences d'une génération à l'autre s'ancrent de plus en plus.
Pour certains, boire est étroitement lié à la culture; les apéros sont arrosés d'au moins une bouteille, et se servir un verre pour accompagner le repas du mardi soir n'est «pas un crime». Pour d'autres, l'alcool est avant tout festif et occasionnel, même si on n'hésite pas à railler celui ou celle qui passe son tour. Chez d'autres encore, l'alcool est avant tout synonyme de perte de contrôle et source d'angoisses.
Urbains, campagnards, jeunes, vieux, ces Romands ont tous un rapport différent à l'alcool et nous le racontent.
Félix a un travail «passionnant, mais pénible», aussi. «Je me lève tôt, je porte des charges lourdes, j'ai la responsabilité de mon équipe et la sécurité des clients à gérer», explique ce garagiste de 55 ans. A midi, il ne boit pas. Le soir, oui.
Sa compagne, Marielle, se contente d'un verre de temps en temps. La comptable de 51 ans ne se prive pas; elle n'a simplement pas envie de boire le soir. «Plutôt le week-end, quand on peut traîner au lit.» Le couple s'estime être raisonnable, surtout par rapport à sa jeunesse dans les villages du Nord vaudois. «On faisait la fête, et pas à moitié. Quelqu'un qui finissait ivre mort n'était pas mal jugé. On le chambrait parce qu'il ne savait pas tenir l'alcool», sourit Félix. «On commençait jeunes... Mais on commençait tout plus vite, j'ai appris à conduire à 14 ans, par exemple. C'est comme ça ici.»
Y a-t-il – ou y avait – une certaine fierté, à avoir une bonne descente? «Oui», reconnaît Marielle.
Les habitudes de soirées de leurs enfants, de 20 et 23 ans, n'ont pas beaucoup changé par rapport aux leurs au même âge. «Ils boivent peut-être un peu moins, oui... En fait, ils invitent plus souvent leurs amis dans le jardin, plutôt que d'aller en soirée à 15 kilomètres comme on pouvait le faire. Ils sont plus responsables vis-à-vis de la voiture», souligne Marielle.
Garder son permis, et accessoirement, ne pas causer d'accident, c'est aussi ce que relèvent les Lausannois Paola et Antoine. Le gymnasien, qui a fêté ses 18 ans en début d'année, ne boit pas. En soirée, c'est lui qui conduit. Mais ça n'est pas un sacrifie pour lui: il n'aime pas l'alcool.
Paola, elle, boit. «Mais assez peu», précise la gymnasienne de 17 ans, qui dit détester perdre le contrôle. «Il y a eu une fois où j’étais vraiment mal, je n'arrivais plus à marcher et ça ma traumatisée. Je ne veux pas être bourrée, parce que dans ces moments, je ne me sens pas en sécurité...» Depuis, elle boit peu en soirée, et préfère s'accorder un verre de vin au restaurant, par exemple, que de «se mettre une race» le week-end comme certains de ses camarades.
Des habitudes de consommation qui n'empêchent pas les deux gymnasiens de faire la fête avec leurs amis qui, eux, boivent. Et personne ne juge personne.
Selon la gymnasienne, l'alcool n'est pas forcément ce qui attire le plus sa génération. «On ne boit pas trop, on préfère se défoncer avec des joints», précise-t-elle. Et y a-t-il un fossé entre ceux qui boivent, ceux qui fument, et ceux qui ne font ni l'un ni l'autre? «Non, tout le monde s'en fiche de qui fait quoi. Et je n'ai pas l'impression de manquer grand-chose. Mes potes bourrés me font rire, ça s'arrête là», assure Paola.
Les adolescents et jeunes adultes avec qui nous nous sommes entretenus sont moins portés sur la boisson que leurs aînés. Ils semblent sortir également beaucoup moins dans les bars et boîtes que les trentenaires et quadragénaires au même âge. «On préfère faire des soirées chez les uns et les autres que d'aller en ville. C'est cher et c'est gênant de croiser des vieux...», souffle Chloé, une camarade de classe de Paola.
A l'inverse, Bruna, juriste lausannoise de 38 ans, se rappelle avoir commencé à fréquenter un bar dès ses 15 ans. L'établissement lausannois ne lui a jamais demandé sa carte d'identité pour y commander de l'alcool. «De manière générale, les bars n'étaient pas très regardants... Je n'ai jamais eu de problème, à part une fois, aux Brasseurs. Ils m'ont refusé l'entrée», sourit-elle.
Des «anciens jeunes» qui prenaient tous les risques pour sortir, comme Margot, qui travaille dans le tourisme. «On demandait à nos potes plus âgés de nous acheter une bouteille pour la before. Et on avait des fausses cartes pour aller en boîte... Moi, j'empruntais celle d'une copine de mon équipe de volley, plus âgée», se souvient la Vaudoise de 34 ans. «C'était la norme, on voulait "faire comme les grands", traîner avec eux. Aujourd'hui, j'ai l'impression que les jeunes entre 15 et 18 ans ne sortent plus trop... En tout cas, je ne les croise pas quand je sors!»
Ces trentenaires se sont pris leurs premières cuites à l'adolescence. «C'était à l'anniversaire de mon grand frère. Il ne voulait pas que je boive, alors il m'a donné du gin. Comme prévu, j'ai trouvé ça immonde, mais j'ai bu quand même!», se souvient Bruna. «On se prenait des cuites tous les week-ends. On allait acheter à boire pour la before, histoire que ça coûte moins cher, d'être déjà pompettes en arrivant en ville», ajoute-t-elle. Même son de cloche du côté de Margot.
En revanche, le «coup de rouge» quotidien comme leurs parents, c'est non. «Ils buvaient un verre le soir en mangeant. Ça aussi, c'était la norme. C'était leur norme. On ne fait plus ça», assure Margot. Et Bruna de surenchérir: «Ça ne me viendrait pas à l'esprit! Par contre, s'il y a un apéro, je vais forcément prendre un verre de blanc, de rosé, une bière...»
Des apéros à l'eau gazeuse ou au Coca «sans intérêt». «Je trouvais ça si plat que la plupart du temps, je ne sortais pas pendant mes grossesses», assène la Lausannoise. Le slogan «sans alcool, la fête est plus folle», très peu pour elle. «Aujourd'hui, à passés 30 ans, l'idée n'est plus de se mettre la tête à l'envers, on n'est pas stupides, et de toute façon c'est beaucoup plus dur à gérer. On cherche juste à décompresser et s'amuser, loin des soucis du quotidien», clame Margot.
Certains ont en revanche totalement renoncé. «J'ai tellement bu quand j'étais jeune que j'ai fini par me faire peur deux ou trois fois», explique Alexandre, un architecte du Nord vaudois de 44 ans. «Peur de mal finir, quoi...» Il assure trouver facilement des alternatives désormais.
Selon lui, les établissements se sont aujourd'hui adaptés aux personnes préférant consommer du sans alcool, de plus en plus nombreuses. Pour autant, Bruna et Margot, qui n'ont jamais été «dégoûtées» comme Alexandre, ont de la peine à s'imaginer boire autre chose par choix à l'apéro. Envient-elles les personnes, comme Paola et Antoine, qui ne boivent pas et s'amusent quand même? Silence. «Honnêtement, je ne sais pas», souffle Bruna.
A 83 ans, Denis hausse un sourcil quand sa petite-fille dit ne pas boire. «Ma mère buvait tous les jours un verre de Porto, elle est décédée à 95 ans.» Ce retraité passionné de vélo raconte qu'on servait du vin aux enfants quand il était petit. «Pas les grands crus, je peux vous dire!», s'amuse-t-il. «On est dans des pays où c'est culturel de boire un verre. Sans forcément abuser, il faut savoir raison garder.» Comprend-il pourquoi désormais, certains jeunes ne boivent plus? «Ils essaient de faire attention à leur permis. A mon époque, il n'y avait même pas de taux limite!», se souvient Denis.
Le retraité ne désespère pas de pouvoir «faire tchin-tchin» avec sa petite-fille, à qui il a acheté une bouteille de son année de naissance, qu'il compte lui offrir pour ses 18 ans. «Elle n'a peut-être juste jamais rien goûté de bon!», s'esclaffe-t-il. «Au pire, elle la gardera en souvenir. Un coup de rouge le soir, avec quelques excès occasionnels lors de fêtes, ça m'a plutôt réussi. Et à ma mère aussi!» Ni sa petite-fille, ni personne n'arrivera à lui faire changer d'avis. Et vice versa.