C'est au cours d'une partie de chasse que l'affaire a commencé. Le prince Michael de Saxe-Weimar-Eisenach, 77 ans, fait part de son souhait de liquider son héritage, afin que sa fille unique, la princesse Léonie, ne doive pas avoir à se démener un jour avec la vaste forêt de Zillbach. Avec ses 2400 hectares, il s'agit de l'un des plus grands domaines forestiers privés de Thuringe.
C'est le 24 juillet que la Poste fait part de l'achat d'une parcelle de forêt. Le vendeur n'est pas nommé. Ce n'est que quelques jours plus tard que la Südthüringer Zeitung lève enfin le mystère sur l'identité du propriétaire, en publiant le communiqué de l'administration forestière grand-ducale de Saxe: le prince Michael.
Dans un entretien avec la Schweiz am Wochenende, l'aristocrate raconte que c'est un heureux hasard qui a voulu que son désir de vente parvienne aux oreilles de La Poste. L'entreprise suisse cherche des possibilités d'investissement – y compris à l'étranger – dans le cadre de ses efforts pour atteindre la neutralité carbone. De longues négociations ont permis de trouver une «solution satisfaisante pour toutes les parties, orientée vers l'avenir et basée sur la confiance», selon le communiqué officiel.
Le prince Michael déclare en riant que chaque branche a été soulevée et examinée par les avocats de la Poste. Comme ils n'avaient aucune expérience des us et coutumes de la sylviculture, ils auraient préféré jouer la carte de la sécurité. Ils auraient même demandé le permis de construire d'une ancienne cabane de chasse.
Les partenaires contractuels ont convenu de ne pas divulguer le prix d'achat de la forêt. Le prince précise d'un ton taquin qu'il ne parlera que de «numéraux postaux». Selon un fonctionnaire forestier anonyme, au cours des changements de propriétaire de ces dernières années, le prix d'achat d'un hectare se situait entre 3000 et 4000 euros (2900 et 3800 francs).
Ce chiffre dépend aussi de la valeur de la forêt: des parcelles de forêt en mauvais état ont déjà été vendues pour 1000 euros, alors que certaines parcelles très convoitées ont déjà été vendues pour 12 000 euros. Si l'on se base sur cette moyenne, la Poste versera donc entre 7 et 10 millions d'euros au prince.
Michael-Benedikt Georg Jobst Karl Alexander Bernhard Frederick, prince de Saxe-Weimar-Eisenach (ne vous étouffez pas), de son nom complet, est un membre honorable de la haute noblesse allemande. Il est le chef de la maison de Saxe-Weimar ainsi que de la maison supérieure de Wettin et se situe quelque part dans l'ordre de succession au trône britannique, autour du 500e rang. La forêt de Zillbach fait partie des propriétés de la famille grand-ducale depuis 1630.
La révolution de 1918 a aboli la noblesse en Allemagne, mais pas la fortune cumulée par les familles nobles. En 1945, lors de la «réforme agraire démocratique» de la RDA, les richesses des Länder de l'Allemagne de l'Est sont toutefois revenues à l'Etat, sans dédommagement. Parmi celles-ci se trouvaient les domaines de la maison de Saxe-Weimar-Eisenach. La famille a perdu ses biens et ses droits civiques, «une expérience traumatisante», comme l'a raconté le prince Michael lors d'une interview.
La famille a fui son siège, le château de Wartburg, qui appartient aujourd'hui au patrimoine culturel mondial de l'Unesco, pour échapper aux troupes soviétiques et se réfugier dans le sud de l'Allemagne.
Michael-Benedikt a étudié le droit et a travaillé comme courtier et banquier dans l'anonymat des grandes villes à New York, Londres et Tokyo. Il a fait carrière à la Deutsche Bank jusqu'à atteindre la direction de la filiale de Mannheim. C'est à ce titre qu'il a dû témoigner devant le tribunal, car c'est sous ses yeux que le grand escroc Jürgen Schneider a délesté la banque de millions.
Sa carrière de noble n'a décollé qu'après la réunification allemande, lorsqu'une nouvelle loi a établi la restitution des biens. Sur les 7000 hectares de terres qui appartenaient autrefois à la famille, l'Etat allemand ne lui a proposé que les 2400 hectares de forêt. Le prince aurait volontiers acheté la totalité des terres, mais il a accepté ce qu'on lui proposait.
Le prince Michael affirme que la forêt de Zillbach fait partie du «cœur de la propriété privée» de la famille et qu'elle a une grande «valeur émotionnelle». Il a déjà prouvé une fois qu'il pouvait s'en séparer – à condition de ne pas repartir les mains vides. La loi d'indemnisation de 1994 prévoyait en effet la restitution complète des biens mobiliers expropriés. La maison de Saxe-Weimar-Eisenach en a tiré une créance de 500 millions sur l'Etat allemand.
Le prince Michael revendiquait par exemple l'ensemble des héritages des poètes Goethe et Schiller, qui appartenaient autrefois à son père. En 2004, il a renoncé à la restitution – contre un dédommagement de 15,5 millions d'euros. Depuis, il est considéré par les uns comme un grand mécène thuringien, par les autres comme un «arnaqueur aristocratique».
Le contrat avec la Poste est certes signé, mais il n'a pas encore force de loi. En effet, les communes et le Land disposent d'un droit de préemption s'ils craignent que la forêt ne tombe entre de mauvaises mains. Ils ne partent toutefois pas de ce principe; les communes ont déjà déclaré qu'elles n'allaient pas faire recours et un examen préalable du Land est arrivé à la même conclusion.
L'Etat libre de Thuringe est toutefois heureux de ne pas avoir à assumer la responsabilité de nouvelles parcelles de forêt. Car sa tâche est déjà énorme: seuls 14% des arbres ne sont pas malades, selon le dernier rapport sur l'état des forêts. Un arbre sur deux est fortement endommagé.
En Thuringe, le bostryche fait la fête et la chaleur fait souffrir les arbres, tout comme le manque de pluie. En mai, le gouvernement du Land a décidé d'octroyer une subvention spéciale de 23 millions d'euros pour l'entretien des forêts, car «depuis 2018, nos forêts sont en état d'urgence et les entreprises forestières entament la sixième année d'une gestion de crise».
Le prince Michael estime que sa forêt est en bon état. Lorsqu'il l'a achetée, on lui avait encore reproché de pratiquer une exploitation abusive. Lui affirme l'avoir fait exploiter selon des critères durables.
La forêt de Zillbach est pourtant loin d'être la «forêt mixte» dont parle la Poste dans son communiqué. Conçue comme une forêt de production, elle se compose de sections d'épicéas et de sections de monoculture de hêtres. Le propriétaire actuel de la forêt affirme que la reforestation est active et que d'importants travaux de reboisement sont en cours. Et tout cela coûte cher.
Selon un porte-parole de la Poste, celle-ci ne sait pas encore quels investissements seront nécessaires dans la forêt de Zillbach, et de nombreux détails ne pourront être clarifiés qu'après la reprise définitive de la forêt en automne. Mais la Poste affirme que le rendement financier de l'exploitation n'est de toute façon pas la priorité: l'investissement forestier a pour but d'atteindre une neutralisation optimale du CO2 avec la surface disponible.
Si l'on en croit le prince Michael, il est tout à fait possible de gagner de l'argent avec la forêt. Selon les estimations de la branche, la marge de bénéfice se situe toutefois entre 1 et 5% – et ce, lorsque la gestion est assurée en interne. Mais la Poste, qui a créé la société CDR-Services Deutschland spécialement pour l'achat de la forêt, ne veut pas jouer les gardes forestiers. Dans un premier temps, l'administration forestière du Grand-Duché de Saxe continuera à gérer la forêt. Plus tard, un appel d'offres sera ouvert pour le contrat, mais le prince pense que son entreprise ne manquera pas de travail.
La Poste veut également déléguer une autre tâche à l'avenir: la gestion de la chasse dans la forêt de Zillbach. Même si l'histoire vient de démontrer que c'est à la chasse que les contrats les plus juteux peuvent être conclus.
Traduit et adapté de l'allemand par Léa Krejci