Balmoral. Ses milliers d'hectares de pelouses fondantes, ses forêts brumeuses, ses lochs peuplés de créatures mystiques, ses pierres centenaires, ses couloirs obscurs. Le château préféré de la reine Elizabeth. Celui où elle pouvait goûter à un semblant de vie «normale», faire la vaisselle, griller des saucisses sur le barbecue et s’adonner à sa passion pour le cheval. Celui, aussi, où elle a choisi de s'éteindre paisiblement, le 8 septembre 2022.
Balmoral, c'est la résidence où elle passait tous les étés depuis son enfance. Entre août et octobre, Elizabeth glissait sous le bras valises, mari, enfants, corgis et une poignée d’employés triés sur le volet pour se replier dans son refuge de l'Aberdeenshire, en Ecosse.
Maintenant qu'elle n'est plus là, son fils Charles III, qui vient lui-même de poser ses valises et son kilt en Ecosse la semaine dernière, entend bien perpétuer la tradition des vacances. Avec une importante nouveauté, néanmoins: son lieu de résidence ne sera plus le château de Balmoral. Une première depuis le 19e siècle.
L'histoire de Balmoral en tant que résidence royale remonte à la reine Victoria, l'arrière-arrière-grand-mère d'Elizabeth. A l'époque, son mari entend faire plaisir à Sa Majesté en déboursant la bagatelle de quatre millions de livres sterling actuels pour s'offrir ce manoir cossu des Highlands, non sans le reconstruire en plus grand et au goût de l'époque.
A l'instar de Sandringham, Balmoral est donc une résidence privée de la famille royale britannique et ne fait pas partie du Crown Estate.
Depuis, tous les matins, un joueur de cornemuse réveille le monarque en présence en jouant 15 minutes sous sa fenêtre, à 9 heures tapantes. Si Elizabeth adorait cette tradition (qu'elle a reproduite au palais de Buckingham, par nostalgie des Highlands), on ne peut pas dire que tous les visiteurs aient franchement adhéré au concept.
Le premier ministre britannique John Major, par exemple, trouvait cette coutume singulièrement horripilante, en particulier au moment de passer un coup de fil à un autre dirigeant mondial. Pour ce qui est de Tony Blair, en revanche, le travailliste aurait adoré ses visites annuelles à Balmoral, une expérience «intrigante, surréaliste et complètement bizarre», comme il les décrira plus tard dans ses mémoires.
Elizabeth, en tout cas, «femme de routine et de rythme», n'a jamais dérogé à son pèlerinage annuel au nord de l'Ecosse. Ainsi, chaque année, début août, tout est prêt pour l'accueillir. Chevaux reposés, selles et les brides savonnées, étriers polis. Au programme?
Mais aussi équitation, tir, chasse, pêche, balades avec les corgis, vélo et promenades dans les landes, déjeuners sur l'herbe. Sans oublier les légendaires barbecues du prince Philip, où Elizabeth est chargée de sauces à salades et de vaisselle.
Certains pique-niques ont lieu dans la cabane en rondins de Glen Beg, où les murs conservent encore les stigmates des pitreries du prince Philip pour faire rire ses petits-enfants: presser un tube de moutarde pour projeter le contenu au plafond. Les marques seraient encore visibles aujourd'hui. Elizabeth, elle, se fait une spécialité des soirées pyjama pour distraire les plus jeunes membres de la famille royale.
Dans ce sanctuaire, la reine retire la camisole de force du protocole et du cérémonial pour enfiler bottes cirées, jupes en tartan et fichus sur la tête. «Et au fur et à mesure qu'elle entre, elle a pu être une épouse, une mère, une grand-mère, puis plus tard une arrière-grand-mère aimante. Un être normal», a décrit le révérend David Barr, à AP News.
Richard Griffin, ancien officier de la protection royale, se souvient, quant à lui, d'une rencontre devenue légendaire entre la reine et deux randonneurs américains, sur le domaine écossais. Ne reconnaissant pas Son Altesse, les touristes demandent si la dame est du coin et depuis combien de temps elle visite la région. «J'habite à Londres, mais j'ai une maison de vacances, là-bas sur la colline. Je viens depuis plus de 80 ans», réplique vaguement Elizabeth.
A la question «Avez-vous déjà rencontré la reine?», elle répond avec humour: «Eh bien, moi pas, mais Dickie ici présent la rencontre régulièrement», en désignant son agent de sécurité. L'un des randonneurs se serait alors tourné vers Richard Griffin pour lui demander à quoi ressemble Sa Majesté. Ce à quoi il répond: «Elle peut parfois être très acariâtre, mais elle a un sacré sens de l'humour.»
Allègement du protocole oblige, les domestiques de Balmoral sont formés pour rester discrets et n'apparaissent qu'en cas de besoin, «conscients qu'être vus ou entendus sans but reviendrait à s'immiscer».
Presque invisibles, certes, mais certainement plus proches de la reine que ne le seront jamais ceux des autres résidences royales. La preuve: la tradition des «Ghillies» dans la salle de bal du château, en guise de point culminant à chaque période estivale. Un bal de danse traditionnel en kilt où sont conviés tous azimuts voisins, membres du personnel et de la famille royale, pour lever les genoux et danser main dans la main. Instauré par la reine Victoria, le rituel s’est perpétué jusqu’à Elizabeth, qui adorait ce rendez-vous.
Balmoral, c'est aussi un des lieux les plus emblématiques de l'histoire de la famille royale, des grandes joies comme des drames les plus sombres.
C'est ici que le prince Philip a fait sa demande en mariage. Que le prince Charles et lady Diana passent leur lune de miel. Ou encore, à l'aube du 31 août 1997, que le futur roi d’Angleterre et sa mère sont informés du décès de la princesse Diana dans un accident de voiture, à Paris.
Quelques heures plus tard, ses garçons William et Harry apprennent la tragique nouvelle à leur tour. La suite, on la connait. Elizabeth décide de rester à Balmoral, afin de protéger ses petits-fils de la folie médiatique, s'attirant les foudres et l'incompréhension de ses sujets.
En 2022, la reine Elizabeth se trouve justement à Balmoral au moment de nommer sa nouvelle première ministre. Trop faible pour investir Liz Truss au palais de Buckingham, la monarque l'accueille sur ses terres écossaises. Elle s'éteint deux jours plus tard.
Son fils, Charles III, aime le domaine tout autant que sa mère. «Mon père n'est jamais plus heureux que lorsqu'il se promène dans les collines», confirme William lors d'une interview il y a quelques années.
Au château de Balmoral, toutefois, le nouveau souverain préfère sa maison de Birkhall, plus petite, également située sur le domaine.
Cet endroit qu'il qualifie de «si spécial», où il a passé la majeure partie du confinement avec son épouse Camilla, et laisse même entrer et gambader les écureuils roux qui peuplent les forêts alentours.
C'est là que le nouveau roi compte passer les prochaines semaines, après un bref séjour au château de Mey, toujours en Ecosse.
Même si Charles et Camilla ne résideront pas dans le château de Balmoral lui-même, le noble bâtiment ne restera pas vide. Outre des amis et quelques invités VIP, parmi lesquels le premier ministre Rishi Sunak, la plupart des membres de la famille devraient faire le voyage. Kate et William, leurs enfants, mais aussi la princesse Anne, le prince Edward et leurs enfants. Une belle cousinade en perspective.
Même l'infréquentable Andrew devrait être de la partie, selon des sources du Daily Mail. «Andrew ne venant pas à Balmoral ? Essayez juste de l'en empêcher!» coupe sèchement un proche. En fait, cette année, seuls Harry et Meghan ne devraient pas en être.
Le roi ne reviendra en Angleterre que début octobre, après avoir marqué le premier anniversaire de son accession au trône en Ecosse.
Des sources assurent que Charles et Camilla tiennent à ce que ces moments familiaux spéciaux perdurent. Reste à voir si le nouveau roi prendra en charge le barbecue. Quant au célèbre «bal des Ghillies», lui, Ses Majestés ont promis de le maintenir. Il se murmure que Charles danse particulièrement bien, surtout en kilt.