Le 7 novembre 2001, le Conseil fédéral a interdit l'organisation terroriste Al-Qaida. Environ deux mois plus tôt, deux avions s'étaient écrasés sur le World Trade Center à New York. Le monde était sous le choc, l'Occident réagissait de manière unie dans la lutte contre la terreur. La Suisse ne voulait pas rester à l'écart et s'est empressée d'interdire l'organisation – qui n'existait pourtant pas dans le pays. Il a fallu plus de six mois pour que le public comprenne sur quel article particulier de la Constitution fédérale la ministre de la Justice Ruth Metzler s'était appuyée: l'article 185.
Bien que couramment décrit comme un droit d'urgence, la formulation «clause générale de police» serait plus appropriée. Il s'agit en effet de l'essence même de ce qu'un Etat doit accomplir: maintenir la sécurité intérieure et extérieure. Si le gouvernement estime que celle-ci est menacée, il peut émettre des ordonnances sans base légale et sans passer par le parlement. De telles ordonnances d'urgence ne sont autorisées que pour une durée limitée – et seulement s'il n'existe pas déjà d'autres mesures légales tout aussi appropriées.
En recourant au droit d'urgence, le Conseil fédéral nous dit très clairement: c'est la crise.
L'exemple le plus récent domine les gros titres depuis plusieurs jours. Le jeudi 16 mars, lors d'une séance secrète extraordinaire, le Conseil fédéral a autorisé la Banque nationale suisse (BNS) à mettre des liquidités supplémentaires à la disposition de Credit Suisse sans que la BNS doive elle-même assumer les éventuelles défaillances.
Dimanche, le Conseil fédéral a complété l'ordonnance par un paragraphe stipulant que l'accord des actionnaires n'est pas nécessaire pour le rachat de Credit Suisse par UBS. Une intervention de grande envergure dans les droits de propriété.
La particularité: le Conseil fédéral a vu venir cette crise-ci. Cela fait déjà un an qu'on discute d'un instrument étatique pour stabiliser les liquidités des banques d'importance systémique. En automne, alors que Credit Suisse était déjà en train de chanceler, le gouvernement a lancé l'idée de soumettre le projet au Parlement – six mois plus tôt que ce qui avait été annoncé.
C'est ce que l'actuelle ministre des Finances, et à l'époque ministre de la Justice, Karin Keller-Sutter, a reconnu lors de la conférence de presse historique de dimanche dernier. Mais la décision a été prise de ne pas le faire. La conseillère fédérale argumente que l'annonce d'une nouvelle loi aurait encore plus entamé la confiance dans le Credit Suisse, déjà bien affectée à l'époque:
Une planification du droit d'urgence en amont: c'est une nouveauté dans l'histoire de la Constitution fédérale suisse, et il existe de sérieux doutes quant à savoir si c'était dans l'intention des législateurs. Mais surtout, cette décision témoigne d'un recours de plus en plus laxiste au droit d'urgence par le gouvernement.
Au cours des dernières années et des derniers mois, son utilisation s'est multipliée. Le plan de sauvetage de l'entreprise d'électricité Axpo, l'interdiction d'exporter des biens d'armement vers la Russie et, à plusieurs reprises, le Covid ont été à l'origine de l'utilisation du droit d'urgence.
Cette accumulation inquiète les spécialistes du droit constitutionnel dans le pays. C'est le cas de Felix Uhlmann de l'Université de Zurich (UZH). Il constate que «l'utilisation du droit d'urgence s'est intensifiée au cours des dernières années». Cela laisse-t-il supposer que la législation suisse est défaillante en cas de crise et que le Conseil fédéral doit donc intervenir en urgence?
Markus Schefer, professeur de droit public à l'Université de Bâle, observe lui aussi que le Conseil fédéral a invoqué le droit d'urgence plus souvent que la moyenne au cours des dernières années:
Néanmoins, il est temps de «réfléchir sérieusement à la manière de réviser la base constitutionnelle et de définir plus clairement les compétences du Conseil fédéral».
Car à l'heure actuelle, ce qui relève de la disposition du droit d'urgence n'est pas clair, pas plus qu'où se situent ses limites. Il ne s'agit en aucun cas d'accuser le Conseil fédéral d'utiliser le droit d'urgence de manière malveillante, explique Markus Schefer.
Ce sont donc plutôt les parlementaires fédéraux qui sont sollicités. Ils ont déjà pris les premières mesures à la suite du sauvetage d'UBS. A l'époque, le Parlement avait adopté la «loi fédérale sur la sauvegarde de la démocratie, de l'Etat de droit et de la capacité d'action dans les situations extraordinaires».
Il y est notamment stipulé que le Conseil fédéral doit élaborer une base légale dans les six mois suivant l'utilisation du droit d'urgence et la soumettre au Parlement. Dans le cas contraire, le décret expire au bout de six mois.
De telles adaptations de la loi sont le réflexe habituel du Parlement lorsque le Conseil fédéral recourt au droit d'urgence. Dernièrement, le Conseil national et le Conseil des Etats ont décidé que le Conseil fédéral devra à l'avenir consulter les commissions compétentes avant d'édicter des ordonnances de droit d'urgence sur la base de l'article 185.
Si ces projets contiennent des informations confidentielles ou secrètes, ce sont les délégations des finances et de la gestion qui doivent être informées – et non les commissions. C'était la réaction aux ordonnances Covid, le vote final a eu lieu il y a une semaine. Ce que le Parlement ne savait pas, c'est que le Conseil fédéral discutait déjà de la prochaine ordonnance d'urgence.
Aujourd'hui, les partis ne sont pas d'accord sur la nécessité de nouveaux renforcements. L'UDC est sceptique vis-à-vis du droit d'urgence, en tout cas depuis la pandémie de coronavirus. Ces dernières années, on a assisté à une «utilisation excessive de cette disposition exceptionnelle», déclare le chef du groupe parlementaire Thomas Aeschi. L'UDC attend donc du Conseil fédéral qu'il respecte à nouveau davantage le processus législatif normal.
Le président du PLR, Thierry Burkart, estime lui aussi que le Conseil fédéral a «surutilisé» le droit d'urgence pendant le Covid. Il met néanmoins en garde contre une trop grande restriction du recours au droit d'urgence:
Le cas de Credit Suisse a montré à quel point il est important que le gouvernement puisse réagir de manière flexible en cas d'urgence, selon Burkart.
Le Parti socialiste se positionne à l'exact opposé. «Le Covid est certainement un bon exemple de la nécessité du droit d'urgence», dit la coprésidente Mattea Meyer. Dans le cas de Credit Suisse, il faudrait toutefois une enquête parlementaire pour savoir si le Conseil fédéral n'aurait pas dû intervenir beaucoup plus tôt.
Le président du Centre, Gerhard Pfister, soutient les décisions de l'Etat:
La multiplication du recours au droit d'urgence tient du fait que «nous vivons dans une période de polycrise», selon Pfister.
Le président du centre met donc en garde contre les décisions rapides: «Avant de modifier la Constitution, il faut d'abord réfléchir au pourquoi et au comment. Cela demande du temps, qu'il faut absolument prendre.»
Le président des Verts Balthasar Glättli constate lui aussi que depuis la pandémie, «une certaine facilité s'est glissée dans l'invocation du droit d'urgence». Et le président des Vert'libéraux Jürg Grossen déclare:
Le Conseil fédéral contournerait ainsi toujours le Parlement.
Une initiative cantonale du canton de Zurich sur le même sujet devrait bientôt échouer. Elle souhaite que les ordonnances d'urgence puissent être contestées devant le Tribunal fédéral. A environ trois semaines de la fin du délai de collecte, les initiateurs n'en sont qu'à la moitié des signatures nécessaires. «Il faut un sprint final énorme pour atteindre l'objectif d'ici Pâques», dit Artur Terekhov du comité d'initiative. Il ajoute tout de même:
Un regard sur l'histoire montre qu'un gouvernement s'habitue rapidement à avoir plus de pouvoir. En revanche, il est difficile de le lui retirer. Au cours des guerres mondiales et des crises économiques du siècle dernier, le Conseil fédéral a fonctionné pendant une grande partie du temps sous le régime des pleins pouvoirs. Il a fallu de nombreuses tentatives pour que le Conseil fédéral s'en détache. Le droit d'urgence lui a déjà servi à l'époque, notamment lors de deux sauvetages de banques en 1933.