L’armée suisse, par la voix de son chef Thomas Süssli, dit étudier l’acquisition d’armes de défense à longue distance, dont des missiles air-sol qui seraient tirés à partir des avions F-35 suisses. Le nom du missile de croisière américain AGM-158B-2 JASSM, d’une portée de 1000 km, est évoqué par une enquête CH-Media (dont watson fait partie). Alexandre Vautravers, rédacteur en chef de la Revue militaire suisse, a répondu aux questions de watson.
L’armée suisse change-t-elle d'époque et de dimension?
Alexandre Vautravers: L’armée suisse s’adapte aux menaces. Elle doit protéger la population, les infrastructures critiques et ses forces contre les menaces de demain, pas celles d’hier.
Avez-vous des exemples illustrant la nécessité pour la Suisse d’engager une réflexion sur l’acquisition de moyens lui permettant de répondre à des menaces conventionnelles venant de loin?
Je vous en citerai deux. L’exemple le plus récent, ce sont les combats aériens qui ont opposé l’Inde et le Pakistan la semaine dernière. Ce que l’on sait de façon incontestable, en dehors des informations ou rumeurs quant à des pertes d’appareils de part et d’autre, c’est qu’aucun avion n’a franchi la frontière d’un côté comme de l’autre, alors même que le combat aérien a vraisemblablement impliqué entre 70 et 120 avions. Tous les combats ont donc eu lieu à plusieurs dizaines de kilomètres de distance des frontières respectives.
Qu’en déduire?
C’est pourquoi imaginer que l’on devrait se défendre uniquement à partir du moment où un adversaire a franchi la frontière suisse n’est plus réaliste et encore moins raisonnable. La portée des armes aériennes grandit, de même que la portée des systèmes de défense antiaérienne. Il est donc nécessaire de pouvoir frapper toujours plus loin.
De pouvoir frapper quels types de cibles?
Les missiles sont faits pour atteindre avec grande précision des buts fixes. Les cibles peuvent être des postes de commandement, des systèmes de communication, des batteries d’armement, des ouvrages d’art, tels que des ponts, ou encore des bases aériennes ou logistiques.
Vous parliez d’un deuxième exemple plaidant pour l’acquisition d’armes de longue portée. Lequel est-ce?
C’est l’exemple du Japon (réd: auquel la Revue militaire suisse a consacré un numéro en octobre 2023). Le Japon, qui n’a, depuis la fin de Seconde Guerre mondiale, officiellement pas d’armée, mais des forces d’autodéfense, a changé sa politique de sécurité pour doubler son budget en 2023 et acquérir plus d’un millier de missiles de croisière ayant une portée supérieure à 1500 km. Auparavant les armes air-sol étaient considérées comme tabou au Japon.
Pour quelles raisons le Japon veut-il des missiles à longue portée?
La justification fournie par le Japon intéressera la Suisse. Tokyo affirme que la principale menace conventionnelle pesant sur le Japon sont les armes tirées à grande distance, que ce soit depuis la Corée du Nord ou à partir de la Chine continentale, par ne citer que ces possibilités. Pour le Japon, il est alors nécessaire de dissuader, en faisant la démonstration de sa capacité de riposte en cas de première frappe.
Justement, la neutralité suisse n’est-elle pas mise à mal ici?
La neutralité n’est pas remise en question. Il s’agit, comme jadis, d’être en mesure de se défendre contre les armements actuels et à venir. Nous parlons potentiellement d’armes de destruction massive, capables d’être lancées à plusieurs centaines ou milliers de kilomètres de nos frontières.
Les drones sont aussi devenus un enjeu d’acquisition important pour l’armée suisse. Où en sommes-nous à ce propos?
Le drone est également une arme de projection au-delà des frontières et il permet d’atteindre des cibles en mouvement, comme on le voit dans la guerre en Ukraine. Est-ce bien le cas?
Il existe une très grande variété de systèmes pilotés à distance ou automatisés. Certains ne pèsent que quelques grammes, quand d’autres sont aussi grands qu’un avion de combat piloté et coûtent tout aussi cher.
En frappant ces cibles russes au sol?
Au sol, et dans une certaine mesure, on a aussi assisté à des frappes par voie maritime. Il s’agissait de missiles air-air bricolés sur des drones navals, qui ont surpris des pilotes russes par des directions qu’ils n’anticipaient pas au retour de certaines missions de combat.
Le chef de l’armée a déclaré cette semaine dans l’émission alémanique 10 vor 10 qu’il entendait remettre en usage des fortifications. Est-ce un retour en arrière, sachant que le corps des gardes-fortifications, le CGF, a été dissous au début des années 2000, à un moment où la menace extérieure était jugée résiduelle?
Le CGF a été dissous, mais il a été intégré à ce que l’on appelle aujourd’hui la police militaire. La mission de protéger les infrastructures militaires demeure.
Comment comprendre l’intérêt du chef de l’armée pour une réhabilitation de tout ou partie des fortifications?
Aujourd’hui, il est question de décentraliser les ressources de l’armée: munitions, stocks, véhicules, systèmes, postes de commandement, etc. Le chef de l’armée l’a dit: pour des raisons de sécurité, il n’est pas raisonnable de maintenir la totalité des biens de soutien logistique de l’armée suisse sur seulement quelques plateformes. Il faut donc décentraliser l’entreposage de ces matériels et munitions. Les fortifications, petites, moyennes et grandes, enfouies dans la roche ou sous terre, sont un endroit tout indiqué pour abriter ces différents biens logistiques. Il ne s’agit pas de prépositionner des matériels en vue d’actions militaires, mais de diminuer les risques de leur potentielle destruction.
Avec les propositions en cascade du chef de l’armée, n’est-on pas en face d’une tactique du salami, dont l’effet serait un détricotage qui ne dit pas son nom d’Armée 95 et d’Armée XXI, les deux grandes réformes post-chute du mur de Berlin en 1989?
Non, la réforme Armée 95 a permis le passage à une défense plus mobile et plus moderne. Le passage à Armée XXI, au début des années 2000, a développé l’interopérabilité et la coopération internationale. En 2008, le Développement de l’armée (DEVA) a été une adaptation de l’armée pour plus d’efficacité et pour moins de coûts.
L’armée suisse évolue pour être plus efficace et faire face aux nouveaux défis: cyber, protection des infrastructures critiques et désormais les opérations multi-domaines et la défense territoriale.
Mais beaucoup d’armées amies de la Suisse songent à regonfler leurs effectifs face aux menaces…
En Suisse comme en Europe, il faut tenir compte des réalités démographiques: les effectifs peuvent difficilement augmenter. Mais la Suisse, comme ses voisins, s’interroge sur de nouvelles possibilités et modalités de service. Il s’agit aussi de rappeler l’obligation de servir au lieu de la contourner ou la détourner de son sens. Car la défense, la sécurité ou la santé ne sont jamais acquises une fois pour toutes. Il faut les entretenir et faire preuve de responsabilité.