Le conseiller fédéral en charge de la Défense, Martin Pfister, est venu confirmer ce que beaucoup redoutaient à Berne: la commande d'avions de combat F-35 coûtera (beaucoup) plus cher que prévu. Entre 750 millions et 1,3 milliard de francs. La faute à l'inflation aux Etats-Unis, notamment.
Hors, le Département fédéral de la défense (DDPS) avait assuré à de nombreuses reprises que le «prix convenu» était fixe. Ce qu'ont à nouveau assuré Martin Pfister et Urs Loher, le chef d'Armasuisse, office du DDPS responsable pour les commandes d'armes, dans un étrange moment de flottement, quand des journalistes les ont passé au grill lors de la conférence de presse.
Comme l'ont soulevé d'autres critiques, les contrats habituellement signés par les constructeurs américains, nommés Letters of offer and acceptance (Lettres d'offre et d'approbation, LOA) indiquent noir sur blanc que ce n'est pas le cas, préférant évoquer des «estimations». La pratique est également connue dans le monde des contrats d'armement avec les Etats-Unis.
Alors, les Suisses se sont-ils fait duper par Washington? Le DDPS a-t-il délibérément fait croire que le prix était fixe pour mieux faire accepter le projet auprès du peuple et du Parlement? Pour le savoir, rien de plus simple, en théorie: il faut aller voir ce qui est écrit dans les contrats. Et c'est là que le bât blesse: seule une poignée de spécialistes de l'armement semblent avoir lu ces contrats, à Berne.
Commençons peut-être à l'envers: qui n'a pas pu lire les contrats? Eh bien, beaucoup de monde. A commencer par la population. Les contrats ne sont pas publics et il est impossible pour le contribuable de savoir ce qui y figure, secret défense oblige. Cela vaut, bien sûr, aussi pour nous autres, journalistes, qui ne pouvons pas nous faire notre propre idée de leur contenu et ainsi jouer notre rôle de quatrième pouvoir.
A noter encore que les parlementaires fédéraux, eux-mêmes, ne les ont pas lus non plus. Les conseillers nationaux membres de la commission de sécurité de politique extérieure, par exemple, n'y ont pas eu accès. Jean-Luc Addor (UDC/VS), qui déplore «une opacité et un manque de curiosité» sur la question, lâche:
Il nuance, toutefois, que «certaines clauses sont couvertes par le secret des affaires». Le juriste estime cependant que la situation qu'on décrit est «absurde»: «La Suisse dit qu'il y a prix fixe, les Etats-Unis, pas». Qui croire?
Pierre-Alain Fridez (PS/JU), critique de l'avion de combat à Berne, a pu voir les documents lors d'un passage en commission, mais pas forcément les lire: «J'ai pu feuilleter quelques instants certains éléments du contrat», dit-il. Mais interdiction de faire des copies, une pratique habituelle dans les affaires de défense.
Le Jurassien estime toutefois qu'une majorité Centre-PLR au sein des commissions a étouffé les voix critiques sur le sujet tout au long de la procédure.
Les cadres responsables du DDPS, qu'il s'agisse de la conseillère fédérale Viola Amherd ou le chef de l'armée Thomas Süssli, portent la responsabilité de leur département. Sauf que la première a démissionné en cours de mandat, et le deuxième doit quitter ses fonctions à la fin de l'année.
La plupart de ceux qui ont pu accéder à ces documents sont donc les cadres d'Armasuisse. Ce sont ces gens qui ont les meilleures connaissances dans ce dossier. Et eux aussi se sont envolées. L'ancien chef Martin Sonderegger a démissionné quelques mois après la signature des contrats, fin 2022, suivi par le chef de projet d'acquisitions de l'armée de l'air Darko Savic, en avril de cette année. On peut dès lors se poser la question: qui reste-t-il à Berne qui sache réellement ce qui a été écrit dans les contrats?
Contacté, Armasuisse n'a pas répondu à nos questions.