Il n’a fallu que quelques semaines pour bouleverser certaines certitudes de la politique mondiale. «Nous vivons dans une nouvelle réalité», affirme Alexander Hagemann, le CEO de l'entreprise suisse Cicor Management. Il poursuit:
Une affirmation avec laquelle Ursula von der Leyen est d'accord. Pour rappel, les Etats de l'Union européenne ont prévu de dépenser quelque 800 milliards d'euros pour réarmer le continent.
Et Alexander Hagemann en est convaincu, son entreprise en profitera également. Car elle joue dans la cour des grands:
En 2024, le fournisseur de composants électroniques a fait l'acquisition de deux entreprises spécialisées dans le matériel de guerre. En 2024, elle a réalisé un chiffre d'affaires de plus de 100 millions de francs dans ce segment, soit environ le double de l'année précédente. «Et nous ne sommes qu'au début de cette croissance», poursuit Alexander Hagemann. Il y a encore du potentiel du côté des usines allemandes et anglaises.
Cicor n'est pas la seule entreprise à miser sur cette croissance. Le fabricant d'électronique saint-gallois Variosystems a racheté fin février Heicks Industrieelektronik. Cette société allemande est spécialisée dans les revêtements de composants électroniques exposés à des conditions difficiles, et équipe notamment les drones de l'armée allemande.
Il y a environ cinq ans, l'entreprise Huber+Suhner, basée en Argovie, a rencontré le succès en cherchant à développer sa croissance dans le domaine de l'aéronautique et de l'armement. Même durant les années où l'entreprise d'électronique a dû faire face à une baisse de son chiffre d'affaires, ce segment a connu une progression.
Ce n'est pas un hasard si le secteur de l'électronique profite de cette tendance à l'armement. «La guerre devient de plus en plus électronique», explique Matthias Zoller. Selon le secrétaire général de Swiss ASD, une association d'entreprises actives dans le domaine de la technique de défense, de la sécurité et de l'aéronautique, il a de tout temps fallu récolter des informations sur l'ennemi sur le terrain:
Les commandes passées à des entreprises suisses ne sont pas les seules à démonter ce phénomène. La société General Dynamics European Land Systems (GDELS) a reçu fin février une commande portant sur 256 tanks Piranhas destinés à l'armée allemande. Les véhicules blindés ne seront pas équipés de canons, mais d'un mât télescopique et d'un émetteur «hautement mobile de données sécurisées».
Toutefois, les Piranhas ne seront pas construits en Suisse mais en Allemagne. Giuseppe Chillari, directeur général de GDELS, explique:
Selon lui, il n'est pas inhabituel que du matériel de conception suisse soit produit ailleurs: «Le Piranha est déjà produit aujourd'hui sur différents sites en Europe, notamment dans une usine de fabrication ultramoderne en Roumanie. Notre site de Kreuzlingen n'en est pas affecté négativement», affirme Giuseppe Chillari.
Alors que les dépenses d'armement augmentent depuis des années en Europe, l'industrie suisse de l'armement est en crise. Swiss P Defence, qui produit à Thoune (BE) des munitions pour l'armée suisse, est menacée de disparition. Chez Safran Vectronix, spécialisée dans les appareils optiques à usage militaire, on travaille à flux tendu. D'autres délocalisent à l'étranger, car ils y sont obligés, confie Matthias Zoller.
De nombreux Etats ne veulent en effet plus commander en Suisse en raison des pièges de la législation en matière d'exportation. Les gouvernements ont, en effet, besoin d'une autorisation du Conseil fédéral s'ils veulent transmettre du matériel de guerre suisse à un état tiers. Cela a été démontré lors de la guerre en Ukraine, mais pas seulement. Matthias Zoller explique:
Au lieu de demander à chaque fois la permission du Conseil fédéral, ces derniers préfèrent acheter ailleurs.
D'autre part, l'exportation n'est pas seulement interdite vers les pays en guerre, mais aussi vers leurs alliés. «Si un pays de l'Otan est en guerre, tous les pays de l'Otan sont considérés comme étant en guerre», poursuit Matthias Zoller. Et ces derniers sont les principaux clients de l'industrie suisse de l'armement. Même les pièces détachées et les sous-ensembles ne pourraient alors plus être livrés. Et une guerre en Europe avec la participation de pays de l'Otan n'est plus impossible aujourd'hui, bien au contraire. «Dans certaines capitales, on s'y attend fermement.»
Matthias Zoller espère que la politique offrira une issue à l'industrie suisse de l'armement. Une proposition du PLR et du PS est actuellement en suspens au Parlement. Mais celle-ci est trop axée sur l'Ukraine pour apporter une solution à long terme.
Un compromis pourrait maintenant se dessiner. Celui-ci faciliterait les exportations d'armes suisses, mais uniquement vers des états qui respectent les mêmes règles d'exportation d'armes que la Suisse. Matthias Zoller explique qu'il «s'agit surtout de pays européens». Ces pays pourraient ensuite échanger des armes suisses entre eux, et pourraient également être livrés en cas de conflit, à moins que le Conseil fédéral n'y mette son veto.
D'ici là, Cicor prévoit d'autres acquisitions de l'autre côté de la frontière. L'entreprise a fait une offre pour des parties du groupe électronique français Eolane. Cicor veut reprendre cinq de leurs usines en France, et deux au Maroc. Si l'affaire fonctionne, celles-ci contribueraient à hauteur d'environ 125 millions au chiffre d'affaires, grâce en bonne partie aux clients issus de l'industrie de l'armement.
Traduit de l'allemand par Joel Espi