Tout commence sur Tinder en novembre 2024. Julia* (prénom d'emprunt) matche avec un Américain se faisant appeler Alex*. Durant plusieurs semaines, ils échangent des messages, des photos et des vidéos. Dans ces vidéos, il lui déclare son amour et lui affirme qu’elle compte plus que tout pour lui.
La première demande d’argent arrive en janvier 2025. Alex lui écrit qu’il est en mission en Syrie pour l’armée américaine. Il se dit père célibataire, avec une fille de 14 ans qui vit dans un internat en Angleterre. Son ordinateur portable est cassé, et il lui faut 2000 francs pour le remplacer. Il fournit à Julia l’adresse e-mail de sa fille afin qu’elle puisse échanger avec elle.
L’adresse semble effectivement associée au nom de l’internat, et ce n’est que plus tard qu’elle découvrira que l'e-mail était frauduleux. Julia appelle même à plusieurs reprises l’établissement pour vérifier l’histoire, mais, pour des raisons de protection des données, l’internat refuse de lui donner des informations sur ses élèves. Julia finit par transférer l’argent sur un compte bancaire suisse.
Cela a été le premier versement, mais pas le dernier. Alex poursuit son histoire, entraînant Julia toujours plus profondément dans un tissu de mensonges. Au total, elle lui verse 13 000 francs, en plusieurs fois, avant que la supercherie n’éclate. Comparée à d’autres victimes qui ont perdu des centaines de milliers de francs, Julia s’en sort presque bien.
Aujourd'hui, elle se confie:
L’histoire devient de plus en plus invraisemblable, et les demandes d’argent prennent l'ascenseur. Julia commence à se douter de quelque chose. Alex lui raconte qu'il aurait quitté l’armée, qu'il serait en route pour la Suisse, mais qu'il aurait été arrêté à Istanbul. Il lui faudrait 60 000 francs afin d'être libéré. Pour appuyer ses dires, il lui envoie de faux billets d’avion.
Julia vérifie à nouveau les photos et les vidéos qu’Alex lui a envoyées, mais cette fois à l’aide d’une application utilisant l'intelligence artificielle, et non plus via une simple recherche Google. «Et là, le choc», raconte-t-elle.
Toutes ces vidéos existent déjà, mais l’homme qui parle face caméra n’est pas Alex, mais un vétéran américain qui propose des coachings pour anciens combattants, et publie régulièrement des vidéos en ligne. Quelqu’un avait volé ces vidéos, modifié la bande-son, et utilisé cette identité volée pour piéger probablement des dizaines de victimes.
Julia finit par retrouver et contacter l'homme des vidéos usurpées. Ce n’est pas la première fois que cela arrive, lui dit l'ex-soldat, qui a déposé plainte aux Etats-Unis.
Julia a aussi déposé plainte en Suisse, mais l’issue l’a profondément déçue. Le ministère public n’a même pas ouvert de procédure, et le Tribunal cantonal a récemment rejeté son recours, lui imposant au passage 800 francs de frais de justice. En résumé, l’arnaque était trop grossière pour être considérée comme un délit au sens juridique. Julia est donc seule responsable, puisqu’elle a volontairement transféré l’argent.
Julia ne comprend ni n’accepte le feu vert donné à son arnaqueur pour continuer ce genre d’escroqueries en toute impunité, et décide alors de mener l’enquête elle-même. Son point de départ: les comptes bancaires suisses sur lesquels elle a transféré l’argent. L’un d’eux est au nom d’une femme vivant dans les Grisons. Julia la contacte, et les deux femmes échangent longuement. Et l’histoire de cette Suissesse est tout aussi rocambolesque que celle d’Alex.
Elle explique travailler pour une fondation de l’acteur américain Jason Statham, destinée à aider les orphelins. Son rôle serait de convertir en bitcoins, le jour même, les fonds versés sur ce compte.
Les choses deviennent vraiment intéressantes lorsque Julia décide de rechercher cette femme sur Google. Il y a quelques années, elle apparaissait dans les pages de Blick, où elle racontait, très émue, comment elle avait elle-même été victime d’une arnaque sentimentale et avait perdu 60 000 francs, à cause d'un escroc qui s’était fait passer pour Jason Statham. Une fois la supercherie révélée, elle disait avoir eu «un électrochoc».
Aujourd’hui, c'est elle qui aide les escrocs à récupérer de l’argent. Julia veut comprendre comment elle a pu, avec son passé, contribuer à ruiner d’autres personnes? L'autre femme élude un peu la question, lui dit avoir de lourdes dettes, être sous pression. Elle prétend par ailleurs ne même pas être sûre que tout soit de l’arnaque, car certains virements serviraient vraiment à aider des orphelins.
L’homme continue de lui affirmer qu’il est Jason Statham, car tout est tellement crédible, ajoute-t-elle, avant de se confier:
Les comptes bancaires sont désormais bloqués, et la police serait impliquée.
Impossible de savoir si un seul élément de cette histoire est vrai. Lorsque Julia lui écrit de but en blanc qu’elle a «perdu le sens des réalités», la femme coupe brutalement les ponts. Nous tentons de l’appeler, la femme décroche, mais raccroche très vite, furieuse, dès qu’on lui explique la raison de l’appel. La seule chose qu'on l'entendra dire est:
Bien que Julia ait transmis tous ces éléments aux autorités, aucune enquête n’a été ouverte contre cette femme. Pourquoi? Parce que, même s’il s’agit manifestement de blanchiment d’argent, cela n’est pas punissable. En effet, l’infraction de blanchiment d’argent ne s’applique que si l’argent blanchi provient d’un acte illégal.
Or, comme l’arnaque sentimentale d’Alex n’est pas considérée juridiquement comme une escroquerie, il n’y a pas eu d’infraction à la base. La femme qui a transmis l’argent de Julia l’a donc fait en toute légalité. Un coup dur pour tous ceux qui tomberont, à l’avenir, dans ce genre de piège.
Traduit de l'allemand par Joel Espi