Pourquoi cette pub «osée» de Denner pourrait faire les affaires de Lidl
Un employé de Denner qui vole le «cœur suisse» du logo Lidl et part en courant avec? C'est la dernière campagne de pub du détaillant, dont le culot détonne dans le paysage publicitaire helvétique.
Le discounter rouge n'est pas le seul à se moquer de ses concurrents. Pour ses 100 ans, la Migros — qui détient par ailleurs Denner — a récemment détonné avec des publicités où elle s'en prend à la Coop. Sous l'image de produits phares de son grand concurrent, elle écrit: «merci de croire à nos idées», en sous-entendant «vous n'êtes que de gros copieurs».
Voire des enseignes suisses se «clasher» à ce point est insolite dans une Suisse,d'habitude polie et mesurée. Est-ce la fin de la «publicité chiante», décriée depuis des années? On en discute avec Julien Intartaglia, doyen de l'Institut de la communication et du marketing expérientiel à la HEG Arc, à Neuchâtel.
Que pensez-vous de cette pub de Denner?
Elle est plutôt osée. Je n'aurais pas pensé qu'en Suisse, une marque veuille aller titiller une autre à ce point. Je trouve ça plutôt bien mené et affirmé, avec la signature sous forme de «Sorry, not sorry», qui est très drôle. Cela sort des registres traditionnels et bascule dans l'humour et l'auto-dérision.
La campagne des 100 ans Migros est du même ton. Sur quels registres fonctionnent ces nouvelles publicités?
On peut parler de «clash bienveillant». Ce n'est pas une guerre ouverte entre enseignes. L'humour, qui relève presque de la satire, et la surprise permettent de capter l'attention, d'activer une réponse émotionnelle et de stimuler la mémoire. Ces mécanismes activent le système limbique, siège du traitement des émotions primaires, plutôt que le cortex, où se situe le jugement rationnel. Le but, c'est de déclencher un sourire et de créer du lien, dans la veine de ce qu'on trouve sur les réseaux sociaux.
Le temps d'attention est en baisse et il faut trouver des mécaniques rapides pour arriver à créer une relation de complicité entre la marque et le consommateur.
N'y a-t-il pas le risque de faire de la pub pour son concurrent?
Oui, c'est d'ailleurs un phénomène connu. On parle ici de «score d'attribution», soit la proportion de personnes qui ont vu la pub et l'attribuent correctement au bon annonceur.
J'ai déjà vu le cas avec une campagne pour une marque de café, où on voulait absolument jouer avec les codes et sortir des sentiers battus. Résultat: la pub n'était pas claire et 65% des spectateurs l'attribuaient à l'entreprise concurrente!
La pub vue sur notre site:
Si on regarde la pub d'un bout à l'autre, comme à la télé, ça fonctionne. Mais en ligne, en scrollant en vitesse et sans le son, on dirait une pub pour Lidl...
Je ne sais pas quel est le score d'attribution pour cette campagne de Denner. Ce qui est certain, c'est que cette nouvelle économie de l'attention reste fragile. Les codes évoluent au fur et à mesure qu'on teste d'autres formats pour capter l'attention, comme la controverse.
S'en prendre nommément aux rivaux, c'est un truc connu?
Oui, c'est même une mécanique vieille comme le monde. On parle de «publicité comparative», qui repose sur l'exploitation du levier de la concurrence. Dans le monde anglo-saxon, cela se fait de titiller ses rivaux et de voir comment va réagir la compétition. Ce sont aussi des pays où on assume l'émulation et la concurrence entre les différentes enseignes et où ce «jeu» est vu comme un moteur de créativité. En Suisse, comme en Allemagne, cela semble relativement nouveau, car on lui préfère d'habitude la «publicité informationnelle».
Qu'est-ce que c'est?
Les grandes surfaces font historiquement de la publicité fonctionnelle et traditionnelle basée sur le prix: informer le consommateur pour qu'il sache que, au sein de ses rayons, se trouve un objet qui représente une opportunité d'achat, une bonne affaire, pour le consommateur.
De la «publicité chiante» telle qu'on en voit en Suisse depuis des années, donc?
Ça, c'est vous qui le dites! (rires) Migros ou Coop font d'habitude preuve de moins de créativité dans leurs publicités. Ce sont des entreprises qui brassent beaucoup d'argent et ont pour objectif d'informer leurs clients qu'ils restent compétitifs sur les questions de prix et de pouvoir d'achat.
C'est légal, en fait, la publicité comparative?
C'est tout à fait permis, tant qu'elle reste factuelle et n'induit pas le consommateur en erreur. Dans ce cas, c'est la loi sur la concurrence déloyale qui s'applique. Pour certains éléments, il n'y a pas aucun risque. Typiquement, en comparant le prix du produit de son concurrent, objectivement constaté, avec le sien. Mais si Migros avance qu'un de ses produits «est meilleur pour la santé» que celui de Coop, par exemple, elle s'expose à des conséquences potentielles: une plainte, un procès, des avocats à payer, de l'argent à verser en cas de condamnation, etc.
Même ici, ce n'est pas dans les habitudes suisses de comparer publiquement ses prix avec ceux de ses concurrents, non?
En France, certaines enseignes en ont fait leur marque de fabrique. Leclerlc, par exemple, avait publié des publicités où on disait: «On ne vend pas ces produits-là, car ils sont trop chers», en citant nommément des marques bien connues et leurs alternatives discount meilleures marché. En Suisse, on n'aurait pas vu ce genre de publicités il y a dix ans, lorsque l'humour y était beaucoup plus sage.


