En ce week-end de mars 2023, le Bernerhof ressemblait à un camping, a raconté Karin Keller-Sutter à la SRF. Environ 150 collaborateurs faisaient des allers-retours dans l'ancien hôtel devenu siège du Département fédéral des Finances. Comme la Suisse se préparait à une pénurie d’électricité, on avait baissé le chauffage. Les gens ont travaillé en doudoune et en couverture militaire pour empêcher l'effondrement incontrôlé de Credit Suisse (CS).
Dans le rapport de la Commission d’enquête parlementaire (CEP), il n'est pas question des collaborateurs frigorifiés. On y lit que la coopération entre les autorités a été intense dans la phase aiguë de la crise. La CEP salue l'engagement et la flexibilité des nombreuses personnes impliquées - et l'aménagement d'une salle de crise au Bernerhof, afin que les autorités puissent se coordonner étroitement et que les voies d'échange et de décision soient courtes.
Les deux récits ont un point commun: la reprise en urgence de CS par UBS était une œuvre commune des autorités: Le Département Fédéral des Finances (DFF), l'Autorité fédérale de surveillance des marchés financiers (FINMA), la Banque Nationale Suisse (BNS), le Secrétariat d’Etat aux questions financières internationales (SFI), l'Administration fédérale des Finances (AFF) l'Office Fédéral de la Justice (OFJ), etc. La lecture du rapport de la CEP donne presque le vertige. Et les parlementaires, comme ils l'écrivent, n'ont pas toujours compris quels acteurs étaient responsables de quelle opération.
Dans l'opinion publique, le sauvetage des banques est associé à quelques personnalités - surtout la ministre des Finances Karin Keller-Sutter, le chef de la Banque nationale Thomas Jordan et la présidente de la FINMA Marlene Amstad. Mais dans cette histoire, il y a aussi des héros de l'ombre, dont le rôle est désormais mis en lumière par le rapport de la CEP.
Par exemple, celui qu’a joué Daniela Stoffel, secrétaire d'Etat aux questions financières internationales, docteure en philosophie et diplomate. C'est Ueli Maurer qui a encouragé Stoffel à poser sa candidature au poste de secrétaire d'Etat. Il la connaît, car elle était sa conseillère diplomatique et la compagne de son chef de la communication Peter Minder, ce qui a donné lieu à quelques remarques malveillantes après son élection. On lui a également contesté ses aptitudes professionnelles. Mais les sceptiques se sont rapidement tus.
Les représentants de l'économie et les politiciens apprécient sa simplicité et sa perspicacité. Ils la décrivent comme une «diplomate moderne», un représentant de banque la qualifie même de «l'une des personnes les plus intelligentes» qu'il connaisse. Cette bonne réputation sur la place financière l'a sûrement aidée de manière décisive pendant les jours de crise entre le 15 et le 19 mars 2023.
Car même si pour la ministre des Finances, il était clair que la solution ne pouvait être trouvée que dans une reprise de CS par UBS, les deux grandes banques se sont montrées récalcitrantes - à commencer par les représentants de CS. Le premier contact entre les présidents des conseils d'administration des deux banques - Axel Lehmann et Colm Kelleher - le jeudi 16 mars au matin, n'a pas été très réjouissant. Lehmann a envoyé un mail avec des questions après l'entretien. C'était «inapproprié», a déclaré le président du conseil d'administration d'UBS Kelleher à la CEP. Il s'est plaint auprès de Thomas Jordan, chef de la Banque nationale, qu'il ne pouvait pas collaborer sur cette base.
Alors que le temps était compté, que les ministres des finances du monde entier craignaient une crise financière mondiale et que les collaborateurs s’activaient au Bernerhof, les deux banques ont laissé passer une journée entière après l'entretien téléphonique sans faire avancer le dossier.
Les négociations se sont déroulées lentement, peut-on lire dans le rapport de la CEP. C'est là que la diplomate Daniela Stoffel est entrée en scène: elle a convoqué les présidents des conseils d'administration et les PDG des deux banques à une réunion. Vendredi matin, 10h30 à Zurich: la seule rencontre physique des quatre plus hauts banquiers au cours de la crise. La mission de Stoffel était de mettre en route la collaboration entre CS et UBS.
Ce fut un succès. L'habileté diplomatique de Stoffel se reflète dans la différence d'appréciation de la réunion entre UBS et CS. Les représentants d'UBS considéraient que le but de la réunion était avant tout de mettre fin à la tactique de retardement de CS, ceux de CS d'inciter UBS à un dialogue plus poussé. Les représentants des autorités ont décrit devant la CEP qu'un dialogue entre les grandes banques était presque impossible à ce moment-là.
Les descriptions ne sont pas très flatteuses pour les représentants des banques, pourtant très bien payés: l'entretien a parfois été perçu comme surréaliste et l'attitude des représentants des banques comme peu sérieuse. Une fois de plus, Stoffel a parlé à la conscience des deux banques, expliquant sans équivoque qu'une reprise était préférable à une liquidation du CS, qu'une solution devait être trouvée d'ici au dimanche. Et que la marge de négociation était limitée.
Après la réunion, les choses se sont améliorées, les contacts entre les banques se sont intensifiés et sont devenus plus productifs. Bien sûr, Stoffel n'était pas la seule représentante des autorités à avoir des contacts avec les banques. Tantôt Keller-Sutter menait la danse, tantôt Jordan, et pourtant la secrétaire d'Etat aux questions financières internationales était toujours là.
Dans la nuit de samedi à dimanche, le président de CS Axel Lehmann a appelé Stoffel pour discuter du prix d’achat. UBS a proposé 1 milliard de francs, ce qui était trop peu pour CS. Lehmann a parlé d'«expropriation froide» et a fait part de son mécontentement dans une autre lettre adressée à la secrétaire d'Etat. Le dimanche matin, à 6h45, une nouvelle conversation téléphonique a eu lieu entre Lehmann, Stoffel et des représentants de la FINMA.
Selon le rapport de la CEP, Stoffel a défendu le prix de vente, car la Confédération donnerait des garanties, mais prendrait des risques à hauteur de 5 milliards de francs. Après cela, les récits divergent. Selon un procès-verbal de la conversation téléphonique, Stoffel a fait une dernière offre au président de CS:
Stoffel a contesté cette version des faits devant la CEP. Les négociations sur les prix auraient eu lieu entre les deux banques. La commission ne la croit qu'à moitié. Elle constate et salue le rôle actif de Stoffel et Jordan dans les négociations de prix. Le rôle de pilotage des autorités s'est manifesté par le fait que celles-ci ont négocié avec UBS des garanties contre les risques et d'autres conditions-cadres qui ont eu un impact direct sur le prix de vente.
Parmi celles-ci, une clause de retrait qu'UBS voulait ancrer dans le contrat. Grâce à cette clause, UBS aurait pu se retirer du contrat de vente dans certaines circonstances. Pour CS, cette clause était inacceptable. Stoffel a surmonté ce dernier obstacle le dimanche matin. UBS s'est montrée prête à adapter la clause si, en contrepartie, les garanties de la Confédération étaient augmentées de 2 milliards de francs.
Daniela Stoffel a donc joué un rôle décisif dans les négociations entre les grandes banques. Une héroïne de l'ombre.
Traduit de l'allemand par Anne Castella