Registres de poursuite à rallonge, structures de propriété opaques, multiples faillites d’entreprise et sièges sociaux répartis dans plusieurs cantons. C’est ce que découvre quiconque s’intéresse de près à cette société zougoise – nous restons volontairement vagues quant à son identité. Ce qui est clair, c'est que son cas illustre de manière admirable pourquoi les autorités cantonales semblent inactives dans des affaires de fraude présumée, alors même que la situation est un secret de polichinelle parmi les partenaires commerciaux, les clients ou les fournisseurs.
Ces mots venaient d’un fournisseur qui évoquait son client, l’entreprise zougoise qui nous sert d'exemple. Son dirigeant et propriétaire aurait accumulé auprès de lui une dette de plusieurs dizaines de milliers de francs. Au départ, les paiements arrivaient à temps, expliquait-il. Mais au bout de trois mois, plus rien: ni réponse aux appels, ni aux lettres. Finalement, il avait lancé une poursuite dans l’espoir de récupérer au moins une partie des pertes.
Ce fournisseur est loin d’être un cas isolé. Un extrait du registre des poursuites de l’entreprise montre une douzaine d’inscriptions, allant de 600 francs à plusieurs milliers. Mais cet extrait n’a pas été demandé à Zoug, mais dans un autre canton où la société avait son siège il y a encore quelques années. Lorsqu’on effectue la même demande à Zoug, le nombre d’inscriptions triple. Elles s’étalent sur environ deux ans, pour un total avoisinant les 240 000 francs.
«Il serait réducteur de considérer ce montant comme la totalité des dettes accumulées», nuance Susanne Grau, professeure en criminalité économique à la Haute école de Lucerne. Selon elle, la somme réelle est probablement bien plus élevée:
Ainsi, les extraits de poursuite ne reflètent en général qu’une partie de la réalité.
Le cas de cette entreprise illustre une autre particularité: en six ans, elle a déplacé son siège principal à quatre reprises, changeant à chaque fois de commune, mais aussi de canton. Un procédé fréquent, selon Susanne Grau:
Souvent, ces déménagements sont motivés par des difficultés croissantes avec les autorités locales: «Il est classique de se soustraire à l'office compétent dès que les poursuites s'accumulent», poursuit-elle. Ainsi, malgré des dettes, l’entreprise peut continuer à présenter un extrait de poursuites vierge.
Ce système fonctionne en raison du fédéralisme suisse. Le droit des poursuites et faillites est certes fixé au niveau fédéral, mais les offices de poursuite sont organisés par canton, voire par commune – notamment dans les cantons de Lucerne, Argovie, Zoug ou Saint-Gall.
«Notre mission est de faire exécuter les créances. L’extrait que nous délivrons reflète uniquement les poursuites enregistrées dans notre circonscription», explique Bogdan Todic, président de la Conférence nationale des préposés aux poursuites et chef de l’office de la ville de Saint-Gall:
Les quelque 350 offices des poursuites de Suisse sont bien connectés et, en cas de déménagements suspects – par exemple, lorsqu'un nombre inhabituellement élevé de poursuites sont engagées peu après le changement de domicile – il est possible de prendre contact avec les autorités précédemment compétentes:
Mais dans les faits, les poursuites passées comptent peu: «Chaque office est compétent jusqu’à, ou à partir de, la date du changement de domicile. L’historique antérieur n’est pas pris en compte.»
La situation pourrait toutefois évoluer. La création d’un registre national des poursuites est à l’agenda politique. Le Conseil national devrait en débattre lors de la session d’automne. La Conférence des préposés aux poursuites a participé à la consultation et soutient le projet. Selon Bogdan Todic, une base légale pourrait être adoptée d’ici 2026. Mais la mise en œuvre technique prendra plus de temps:
En attendant, les personnes qui souhaitent retracer tout le passé d'une entreprise ou d'un particulier n'ont pas d'autre choix que de demander un extrait à tous les anciens cantons de résidence. Cette démarche est parfois négligée, explique Susanne Grau. «Et ce, alors que vérifier où en est la solvabilité de l'autre devrait faire partie de toute transaction».
Todic considère lui aussi que les entreprises concernées ont une responsabilité:
Mais toutes les parties ne demandent pas un extrait du registre des poursuites avant la conclusion d'un contrat. C'est également le cas de l'entreprise zougoise mentionnée plus haut: ce n'est qu'après notre demande auprès d'un créancier privé que celui-ci a appris l'existence d'autres dettes. Il ne savait pas non plus que l'entreprise avait déjà déménagé depuis l'introduction de la poursuite.
D'autres personnes contactées, des particuliers comme des entreprises, étaient au courant du nombre élevé de poursuites. «Notre assurance de protection juridique nous a déjà payé une partie. Nous avons amorti le reste», a déclaré un créancier. Mais rares sont ceux qui acceptent de parler des affaires conclues avec l’entreprise, et personne n’a voulu commenter les accusations précises.
L'experte explique cette réticence par une volonté d'autoprotection: «Si un article est publié dans lequel l'entreprise est nommément citée, c'est toute la structure qui s'effondre», explique Susanne Grau. Elle continue:
Tant que celle-ci est évitée, un remboursement reste possible. «Par leur silence, les créanciers acceptent qu’à leur tour, d’autres soient lésés.»
Traduit et adapté de l'allemand par Léa Krejci