L’après-midi est déjà bien entamé ce samedi quand j’arrive à MyExpo, l’immense halle de Martigny transformée pour l’occasion en temple de la raclette. L’enthousiasme des futurs participants est intact; leur sobriété est, elle aussi, bien entamée. Les portes ne sont pas encore ouvertes que les bouteilles de blanc descendent déjà joyeusement. C’est qu’il faut préparer ses entrailles à ce qui va suivre.
Le soleil tape comme en juillet, et les gens font la queue en t-shirt et lunettes de ski sur le front. A dix minutes de l’ouverture des portes, c’est déjà blindé. L’ambiance? Un mélange entre kermesse géante, after-ski et fête cantonale.
Le dress code est clair: mulet, bob aux couleurs du Valais, Pit Viper. Et si vous n’avez pas au moins deux de ces trois éléments, vous n’êtes probablement pas d’ici (coucou les culs d’Vaudois). On note aussi pas mal de cheveux violets, portés non pas par des étudiantes écoféministes comme à Lausanne, mais par des quinquas aux allures de routardes qui en ont vu d'autres. Ça promet.
Car cette foule de presque 5000 amateurs de fromage fondu s’est donné rendez-vous pour une raison bien précise: battre un record mondial. Tout a commencé par une blessure nationale, lorsque nos voisins français ont osé organiser la plus grande raclette du monde… mais avec des raclonettes. Des r-a-c-l-o-n-e-t-t-e-s. Des petites coupelles individuelles chauffées à l’électricité, sans meule, sans racleur, sans âme. «Des choses pareilles.»
Une insulte pour tout Valaisan, et plus largement pour tout Suisse qui se respecte. Et une excellente excuse pour organiser un mégabanquet revanchard, où l’on racle à la main, à la sueur du poignet, à grandes rasades de Fendant.
Ça y est! Les portes s’ouvrent, les gens affluent, les nombreuses tables se remplissent à une vitesse stratosphérique. Les racleurs s’activent sur des dizaines de meules, les plateaux tournent, le vin blanc aussi. L’organisation est huilée comme un appareil à raclette haut de gamme. La raclette, la vraie, s’il faut encore le rappeler.
Autour de moi, ça rigole, ça fond, ça boit, ça s'amuse. Un racleur, manifestement poète à ses heures perdues, lance à ses potes en tendant son verre vide:
Plus loin, un vieux monsieur, verre à la main lui aussi, regarde ma gourde remplie non pas de vin mais d’eau (et d’électrolytes parce que je manque de magnésium et de potassium ces temps, me jugez pas). Il me murmure:
Il a l’air d’avoir pitié de ma manière de me désaltérer au milieu de cette foule d’assoiffés. Il rigole. Moi aussi.
Et évidemment, comme dans tout événement valaisan qui se respecte, il y a une certaine hostilité feutrée envers le canton de Vaud. Un homme lance à la cantonade:
Il n'a pas de souci à se faire; les organisateurs n'ont absolument pas pensé à faire appel à des Vaudois pour abreuver les fêtards.
A propos de Valaisanneries, dans ce joyeux foutoir, il y a des visages que je reconnais: Kilian Wicht, sacré champion de la Swiss Mullet Cup 2024. Avec ses Pit Viper sur la tête, il est en train de montrer que, lui aussi, il sait racler. C’est un peu comme si je tombais sur le boss de fin de mon jeu «un coup de blanc dans le gosier à chaque cliché valaisan que tu croises».
Allez, c’est mon tour d’apprendre. Un bénévole, verre à la main, me montre comment faire. C'est plus technique qu'il n'y paraît. Spoiler: c’est un semi-échec. J’ai un peu massacré la meule avec la lame, mais à ma décharge, elle était restée un peu trop longtemps sous le réchaud. Je me rattrape en coupant une belle religieuse, et ceci, sans même me trancher un doigt (ce qui représente une belle victoire, me concernant).
Dans cet immense hall de Martigny, ça mange, ça boit, ça rigole, ça chante. Tous les âges sont représentés, de la poussette au dentier. Les étudiants, les familles, les anciens, les racleurs, une mascotte de cornichon géant, une autre de bouteille de blanc: le Valais en grand format. L'ambiance est bon enfant.
Peu avant 21 heures, l’ambiance monte d’un cran. Dans les haut-parleurs, l’animateur annonce que le notaire «eh oui, comme à la Star Ac’» ne va pas tarder à arriver avec son document qui atteste du nombre de participants à cette raclette géante.
Le suspense est assez mince; la France se targuait d’avoir réuni 2500 personnes, il est clair qu’ici, la foule est bien plus nombreuse. L’animateur enfonce le clou en rappelant qu’il s’agissait d’une raclonette. Huée. Chauffée à blanc, ou au blanc, la foule trépigne. Le notaire arrive avec son enveloppe. Et l'animateur d'annoncer...
Les Valaisans vont même jusqu'à piquer un chant de gloire français, en beuglant des «on est les champions, on est les champions, on est, on est, on est les champioooons». Les participants explosent de joie.
Eddy Baillifard, célèbre fromager valaisan surnommé le «pape de la raclette», est porté en triomphe, telle une rockstar, déambulant entre les caméras (romandes, valaisannes et même françaises, venues observer leur propre défaite, «il paraît qu’il y avait TF1, je te juuure») et les curieux lui réclamant un selfie avec le panneau indiquant que le record est officiellement valaisan.
Dans un vacarme de cris et de verres levés, on pourrait croire que le FC Sion vient de gagner la Ligue des Champions. Il ne manquait que Christian Constantin débarquant dans une Subaru bleue héliportée sur le toit de la halle. Le Valais a raclé plus fort, le Valais a gagné cette bataille de la raclette, «la vraie».
Il est à peine 21 heures 30 que les gens dansent déjà sur les tables, un verre de blanc à la maison. La sono crache du vieux Magic System dans une ambiance after-ski meets fêtes des vendanges.
Et moi, je plie bagage. Je dois travailler (eh oui), et, ayant oublié mes cachets contre le lactose (pardon hein, étant une saloperie de bobo lausannoise, mon estomac n’est pas à l’épreuve des balles), je n’ai donc pas beaucoup mangé. La prochaine fois, j’amène du charbon végétal. Pour l’heure, je file avant de me faire assassiner pour avoir dit «des choses pareilles» à un racleur qui me proposait une énième assiette.
Mais je repars le cœur léger. J’ai vu un canton tout entier racler sa fierté. J’ai vu une revanche fondue à cœur. J’ai vu un notaire acclamé comme une rockstar, un racleur poète, et des Valaisans danser sur du fromage comme si la vie en dépendait. Le record est dans la poche. La raclette, la vraie, est valaisanne.